Vingt minutes, le chat dort. A mes côtés, je l’entends parfois ronronner, couvrant certains plans silencieux avant que les vocalisations de son plaisir ne disparaissent dans la richesse sonore qu’en offrent certains autres. Absence humaine totale jusqu’aux alentours du dixième plan et l’irruption d’un hélicoptère, son bourdonnement puis son apparition réelle, dans le plan. C’est le moment que le chat a choisi pour ouvrir l’oeil – une attirance sonore particulière sans doute – et être happé par l’écran. Lui aussi a sa propre réaction quant à ce changement soudain qui impose une première esquisse de l’intervention humaine. A nous aussi, ce plan nouveau fait son effet, non pas qu’il nous sorte de notre torpeur mais il atténue l’hypnose, propose une éventualité. Une possibilité que l’on n’attend plus. Un glissement. Dès lors, l’Homme n’aura de cesse de forcer l’entrée, grappiller, habiter, envahir le plan, relâchant parfois son effort, permettant à la nature de reprendre ses droits, entre immenses déserts de cactus, forêt d’arbres penchés et vallée forestière à l’infini. Mais c’est une nature menaçante, une nature qui résiste. Les plans sont harmonieux, une harmonie violente. Entre plantes épineuses érigées vers le ciel et troncs curvilignes aux allures indécentes. On ne retrouvera plus, l’hélico passé, le doux agencement qui régnait, qu’il se fasse en silence (branches recouvertes de neige) ou dans un brouhaha magnifique (vagues déferlant sur une plage rocheuse dans le tout premier plan du film). C’est une question d’empreinte. Guerrière, comme ce convoi militaire qui apparaît brutalement dans l’image pour se fondre éternellement dans l’horizon. Antique, avec ces pétroglyphes inscrits sur ce qui peut ressembler aux restes rocheux de la lave d’un volcan disparu. Absurde : ces deux morceaux de bois plantés en tant que possible délimitation de piste dans le désert. Monstrueuse lorsqu’une immense grue, d’abord hors champ, récupère ou dépose de longs troncs d’arbre, arrosés et immobilisés sous la chaleur, avant que le long bras métallique accompagné de son bruit volumineux ne disparaissent à nouveau du plan. Gigantesque comme ici avec ce gisement quelconque à plusieurs étages où l’on perçoit en tendant l’oreille le bruit des chenilles qui sillonnent ses longs chemins sableux. Eternelle, et ce barrage intéressant dans l’ultime plan du film, que l’on aperçoit au loin, distinguant même parfois le bruit d’un moteur d’une auto qui le franchit, tandis que devant nous se plante là un énorme puits, bloc de béton improbable, inutilisable étant donné le faible niveau des eaux, s’érigeant étrangement vers le ciel. Ce plan là m’évoque, de loin, la série Les revenants, avec ce paysage immergé qui réapparaît à mesure que le lac se vide. Il faudrait aussi parler de l’immensité, il y avait de cela dans Los. Certains plans sont hors norme, à la fois proches des photographies apocalyptiques et fantaisistes de beaux blockbusters ou des plus belles envolées lyriques et sensorielles d’un Weerasethakul ou d’un Herzog, je pense bien entendu à ce plan géant dans une vallée, tapissé d’une forêt verte, bordé par les montagnes dotés d’un silence résonnant comme dans un gouffre, aucun mouvement si ce n’est celui de cette cascade, rendue minuscule par sa distance, qu’il nous faut du temps pour apercevoir. L’eau est un élément important dans le cinéma de Benning, je ne me suis toujours pas remis de cet enchaînement de lacs (13 lakes) et voilà qu’ici, à maintes reprises, le plan se liquéfie à nouveau. Déchaînement naturel d’une part entre vagues s’échouant sur le sable et rapides s’engouffrant dans une rivière en cascade. Ce n’est pourtant pas là qu’elle terrorise ni interroge le plus. Sa nonchalance répétitive me repose, sa puissance me laisse songeur. Un songe hypnotique qui sollicite inconsciemment les sens. Car il y a plus dérangeant. Il y a cette étendue d’eau, mer d’huile, qui accueille une alternative humaine. A la fois par la présence d’une ombre étrange (des fils électriques ?) qui précède une autre ombre, beaucoup plus impressionnante, sous-marine, peut-être un requin pense t-on dans un premier temps avant de découvrir l’irruption de ce cargo qui envahit bientôt une partie de l’écran laissant derrière son passage forte houle et mousse virevoltante. Dans Sogobi ce sont pourtant les plans les moins ouverts qui sont les moins aimables, des plans suspendus et angoissants, comme encore cet enchevêtrement d’arbres qui ne laisse échapper de perspective, silhouettes asymétriques, casse-tête boisé. L’inquiétude naît justement de cette absence d’intervention extérieure, quand la nature dévore absolument tout. A contrario, on se souvient de cette séquence dans Ruhr, où cette forêt d’arbre isolée, ne résistait pas au passage d’un avion de ligne hors champ, assourdissant puis secouant les feuilles des arbres. Il y a aussi ces deux plans que j’aime énormément avec cette horizon vertigineuse, spirale de l’enfer, tous deux lacs, gelés ou salés, salés ou gelés, c’est selon, c’est parce qu’ils sont indomptables qu’ils sont fascinants. Deux séquences qui pourraient durer une heure sans que l’on arrive à en épuiser les soubresauts, l’évolution, le mouvement, tout simplement parce qu’ils y sont infimes. Les nuages dans le premier bougent imperceptiblement, on les distingue dans le ciel, mais sans qu’ils n’apportent de véritable impact de lumière sur ce sol carrelé, sableux ou gelé, improbable. Le reflet des nuages dans le second, cette fois on ne voit pas le ciel, qui crée une variation de couleurs sur ce lac en longueur, qui pourrait aussi être une ancienne route creusée. D’un bleu nuit inaltérable, l’eau se transforme, par le mouvement au-dessus, en bleu turquoise paradisiaque ou presque, révélant dans ses fonds un autre bleu nuit menaçant, avant que cela ne disparaisse sans qu’on ait le temps de s’en apercevoir. C’est trop court. C’est la beauté de Sogobi, c’est aussi une frustration. Les plans sont temporellement identiques, comme toujours, mais cette fois extrêmement court (2min30) renforçant ainsi la double facette du cinéma de James Benning : l’éphémère et l’éternel.