Virgil Vernier est un cinéaste passionnant. Sophia Antipolis joue dans la continuité d’Andorre et Mercuriales. Vernier les malaxe de manière à peindre des embryons de fictions, solitaires, violentes, dans une technopole aussi magnétique qu’anxiogène. Cette drôle de fascination pour ces lieux (Un centre commercial comme paradis consumériste, des tours jumelles en guise de bureaux, un pôle de compétitivité utopique, tous gigantesques évidemment) pousse en effet l’auteur à y injecter de la fiction qui tient pourtant beaucoup du réel, dans toute sa modernité, son absurdité et sa violence. A la succession de plans silencieux sur un paysage grandiloquent qui ouvraient Andorre, répond un plan au centre de Sophia Antipolis, aussi absurde qu’il est génial, où il s’agit d’écouter de brèves annonces de cataclysmes sur un lever du soleil, à l’ouest. Une idée parmi d’autres, le film en regorge.


 Ce qui m’a beaucoup plu, avant toute chose, c’est la manière de raconter, l’entrée des personnages dans le récit, cette curieuse façon de glisser, comme dans Mercuriales. Il n’y a pas un personnage central mais plusieurs, à différents moments du film. Si le film s’ouvre sur le quotidien d’une veuve, qui loin de son Viet Nam natal, s’ennuie à mourir depuis le décès de son mari, on l’accompagne jusque dans une secte spirituelle, où elle y passe bientôt le relais à cette femme qu’elle rencontre (et qu’elle accompagne dans le démarchage) terrorisée par « la disparition » de sa fille ; puis c’est un jeune agent de sécurité qui la supplante, il se laisse entrainer dans un groupe secret, nocturne, une milice qui « fait le travail que la police ne fait pas » pour les citer, autrement dit ils brûlent des camps de migrants ou règlent leur compte à des criminels affranchis. C’est alors que le récit d’un corps brulé dans un bâtiment de « bureaux à louer » raconté par son collègue (dont on sondera aussi le quotidien familial, sa présence en tant que père, alors qu’il a jadis fait de la prison) nous propulse vers le deuil d’une adolescente, amie de la victime, qui nous emmène jusque devant une clinique de chirurgie esthétique. Et l’on se souvient alors que le film ne s’ouvrait pas sur cette veuve, mais plus mystérieusement sur des entretiens avec des gamines qui ne pensent qu’à se faire refaire la poitrine. Il y a des ponts partout, des signes, des rimes, d’un plan à l’autre, d’une situation à l’autre. Que Vernier convoque ouvertement un quotidien de Nice matin, qu’il filme de but en blanc, avec les pages tournant sous nos yeux, pour s’arrêter sur celles des mots fléchés, c’est autant pour dire que son film est une somme de faits divers que pour annoncer sa volonté de créer une sorte de mots fléchés cinématographique.
Sophia Antipolis c’est le film choral comme il devrait toujours être. Tous ces récits, en apparence minuscules, ont comme dénominateur commun l’idée de brulure. C’est un film brulant, qui se termine comme Le trésor, de Corneliu Porumboiu. Dans le soleil. Mais c’est aussi un film de fantômes, à l’image de ce grand brulé qui traverse un chapitre, échange avec un personnage, ou à l’image de cette histoire de cadavre d’adolescente carbonisé. Le film impressionne dans son utilisation du réel. S’il faut un grand brulé, prenons un grand brulé, rescapé d’un accident de la route. S’il faut filmer un centre d’entraînement d’auto-défense, filmons les coups, les simulations d’humiliations. S’il faut filmer une séance d’hypnose, filmons une vraie séance d’hypnose. Vernier ne triche pas avec l’insolite. Et pourtant son film est hybride, puisqu’il reconstitue beaucoup – la destruction du camp de migrant, par exemple – et écrit parfois des dialogues et textes énoncés en off très sophistiqués. Les monologues sont les plus belles idées du film, je pense. Le tout est inégal, bien entendu, mais c’est aussi ce qui fait la magie du cinéma de Virgil Vernier, ses imperfections, ses interférences, ses tentatives.
J’en avais apparemment déjà parlé à l’époque d’Andorre mais c’est le regard de Vernier qui rend l’expérience passionnante. Jamais il ne se place en donneur de leçons, pas même en moraliste : D’une part, Sophia Antipolis, ce lieu si étrange, dans les forêts, entre Nice et Cannes, ne lui est pas étrangé puisqu’il y a passé un peu de son enfance quand il allait voir sa grand-mère qui y vivait ; d’autre part il filme ce lieu si bizarre avec beaucoup de fascination, un peu comme lorsque Godard filmait un crépusculaire Costa Concordia, dans Film socialisme. Godard expérimente bien plus l’image et le son que Vernier, mais ils ont en commun tous deux, d’une part de faire un cinéma ultra-moderne si ce n’est « post-moderne » et d’autre part d’annoncer la fin du monde. En espérant que la douce apocalypse qui ferme Sophia Antipolis ne soit pas aussi prophétique que le naufrage du Costa Concordia. On a vu ce qu’elle donne chez Dumont, j’aurais bien une préférence pour l’apocalypse de Vernier, moi. Le plus 2018 des films de 2018, à mon avis.
JanosValuska
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le 6 févr. 2019

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