Soulèvement
6.6
Soulèvement

Film de Kim Sang-Man (2023)

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Soulèvement (aka Uprising aka War and Revolt, Kim Sang-man, 2024). Un long-métrage signé Kim Sang-man, mais surtout écrit et produit par Park Chan-wook ! Un film formellement très beau, mais que je considère personnellement comme un véritable chef-d’œuvre sur le fond.


L’ŒUVRE DE DIEU, LA PART DU DIABLE

Ce projet a été initialement conçu et écrit par Park Chan-wook, le célèbre réalisateur notamment de Old Boy (2003), Mademoiselle (2016) et Decision to Leave (2022). Il avait tenté de le produire dès 2019, mais à l’époque, l’échec répété et coûteux de plusieurs fresques historiques à gros budget, a fait que les principales sociétés de production dites « traditionnelles » étaient toutes réticentes à investir dans un autre film du genre.

Séduite par le projet, Netflix donne enfin son feu vert en 2022; malheureusement, le réalisateur est alors impliqué dans la la série Le Sympathisant pour la chaîne privée HBO. Il propose donc à son fidèle collaborateur et ami Kim Sang-man de réaliser le film, tout en restant coscénariste, producteur et superviseur du projet.


FRERES D’ARMES

Kim Sang-man est un « touche-à-tout » de la scène culturelle coréenne, créateur d'affiches, directeur artistique, compositeur et directeur musical.

Au départ, Kim hésite à accepter la réalisation de Soulèvement. Ses précédents films avaient des budgets relativement modestes et il n’était pas sûr de pouvoir assumer un projet d’une telle envergure. Mais il est finalement séduit par le projet – et en particulier par la portée métaphorique du scénario.


DANS LA TOILE

Soulèvement se déroule principalement durant la guerre d’Imjin, un conflit ayant eu lieu entre 1592 et 1598, mais dont les prémices remontent à 1586, lorsque Toyotomi Hideyoshi, alors ministre des Affaires suprêmes du Japon nouvellement unifié, envisage d’envahir la Chine en passant par la Corée. Le roi coréen Seonjo refusant de laisser passer ses troupes, le Japon décide alors d’envahir la Corée.

La guerre d’Imjin a laissé la Corée totalement exsangue avec un bilan humain estimé à plus de 2 millions de morts.


CLASSES MANNEQUINS

Jong-ryeo est un aristocrate de la classe des yangban. Ce sont les descendants des anciens nobles de l’époque du Royaume de Goryeo (918-1392), ayant reçu une éducation confucéenne et bouddhiste.

Cheon-yeong, quant à lui, appartient à la classe des nobi, la plus basse de la société coréenne entre le IVe et le XIXe siècles. Soumis à des obligations de servitude, leur statut ressemblait à celui des esclaves, pouvant être achetés, vendus ou donnés.

À l’époque de l’action de Soulèvement, donc dans la seconde moitié du XVIe siècle, la classe yangban représentait environ 5 à 10 % de la population, la classe nobi entre 30 et 40 %. Le roi Seonjo estimait que maintenir la division entre les yangban et les nobi était crucial pour la stabilité de sa dynastie.


POUR UNE FACTION DE SECONDE

Soulèvement s'ouvre sur une scène spectaculaire du suicide de Jeong Yeo-rip (1546 – 1589). Ce dernier était un politicien coréen, qui a créé en 1575 crée son propre mouvement, la « Grande Société Commune », qui prônait une société sans classes. S'attirant les foudres de ses ennemis, Jeong Yeo-rip finit par se « donner la mort » en 1589.

La Corée sort profondément fragilisée de cet épisode : les lettrés sont divisés, le peuple ébranlé et la confiance en ses dirigeants comme le roi sérieusement entamée. Le Japon, conscient de ces divisions internes, en profite pour lancer son attaque.


L’ARMEE DU SALUT

« L'Armée Vertueuse » que Cheon-yeong finit par rallier dans le film, était une milice populaire officieuse, composée de paysans, érudits, anciens fonctionnaires et moines guerriers bouddhistes. Elle se mobilisait généralement lorsque l’armée nationale officielle ne parvenait plus à protéger le pays. Ce mouvement fait partie intégrante de l’histoire coréenne et s'est illustré à de nombreuses reprises, notamment lors des invasions mongoles et mandchoues, de la guerre d’Imjin et sous l'occupation japonaise (1910-1945).


MASTERS AND SERVANTS

À première vue, le film peut clairement décevoir. L’action annoncée dans la bande-annonce n’est pas vraiment au rendez-vous, et l’absence de repères historiques nécessaires pour saisir tous les enjeux peut désorienter et frustrer les spectateurs-trices non averti-e-s.

Kim Sang-man livre un film visuellement magnifique, mais certaines scènes manquent clairement de maîtrise, notamment dans les séquences d’action. Bref, le résultat aurait sans doute été bien meilleur avec un vrai cinéaste comme Park Chan-wook à la réalisation.


Mais ce qui importe vraiment ici est le fond sur la forme:


À première vue, Soulèvement semble raconter une histoire archi-classique d’anciens frères d’armes devenus ennemis jurés par la force des choses. Soulèvement aurait tout à fait pu se contenter d’être un énième blockbuster national et de continuer à alimenter le ressentiment des Coréens envers les Japonais, au service de certains discours politiques actuels.

Mais, en fait, toute la première partie du film s’évertue à disséquer un système de classes parfaitement hiérarchisé, où 5 à 10 % de la société coréenne de l’époque maintiennent 30 % de la population sous leur emprise, dans une relation de « maître / esclaves » (ou « père / fils », comme le décrivent si bien les manuels d’histoire).

La seconde partie du film suit les efforts d’un individu qui, face aux bouleversements historiques, entrevoit finalement une opportunité de s’élever au-dessus de son rang social. La confusion engendrée par la guerre lui permet de dissimuler son statut de nobi et de mettre à profit ses talents de combattant pour servir Joseon, espérant ainsi obtenir sa liberté.

Réussira-t-il grâce à ses compétences ?

Evidemment, non. Le système des classes est beaucoup trop enraciné, et l’avidité humaine trop présente pour lui permettre de s’en sortir. Là encore, une situation facilement applicable à la situation de la société contemporaine coréenne, voire mondiale.

L’ENFER, C’EST LES AUTRES

Soulèvement appartient donc clairement à ce que j’appelle personnellement le sous-genre du film contestataire « hell joseon ».

Le terme « Hell Joseon » (litt. : l'enfer coréen) est un néologisme coréen, popularisé en 2015 via les réseaux sociaux avant de passer dans le langage courant. Il décrit les conditions de vie actuellement jugées « désastreuses » dans tout le pays, en évoquant le nom de l'ancien royaume de Joseon (1392-1910), caractérisée par le règne d’une petite élite sur une population soumise à une pauvreté héréditaire. Le terme est donc une forme d'hyperbole, qui compare l'époque de la dynastie Joseon à celle de la Corée actuelle, où des capitalistes modernes maintiendraient une grande partie de la population dans un système hautement réglementé et basé sur une certaine forme d'exploitation.


Soulèvement raconte donc rien de moins, que l'enfer sur terre - jadis, comme de nos jours; En Corée (du Sud), comme (partout) ailleurs dans le monde...


(Version écourtée de mon post parue sur ma page FaceBook et avec des mini-bouts de mon ouvrage Hallyuwood-Le Cinéma Coréen aux Ed. E/P/A).

Créée

le 24 oct. 2024

Modifiée

le 24 oct. 2024

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