Parenthèse enchantée

"Sous les ponts" (Unter den Brücken) est un film au ton particulièrement étonnant, étant donné le contexte de production et de réalisation. Il arbore une forme de réalisme poétique d'une infinie délicatesse pour décrire le quotidien de deux bateliers, autour de leur travail et de leurs amours, tranquillement installés sur leur péniche où dans les ports de passage... alors qu'on était en plein dans la Seconde Guerre mondiale lors du tournage, au cœur de l'été 44. Aucune trace de l'Histoire dans cette histoire, hormis quelques éventuelles interprétations.

Étonnant, donc, car à aucun moment la propagande ne se fait sentir, sous quelque aspect que ce soit, alors que le film a forcément dû passer à travers les instances de contrôle nazies dans l'Allemagne post-Stalingrad. Au contraire, c'est une romance pleine de douceur sur les flots d'un fleuve berlinois, un moment apaisé, une fugue saisie dans un Noir et Blanc fortement contrasté aux accents expressionnistes. On a beaucoup de mal à réaliser qu'on était alors en pleine guerre, tant certaines scènes reflètent une tendresse hors du temps : je pense notamment au moment où l'un des bateliers explique l'origine des sons sur le bateau à Anna. Une grenouille qui saute dans l'eau, une corde qui se serre, un bout de bois qui craque, le vent dans les roseaux : tout en douceur, on apaise les peurs et on retrouve le calme pour s'endormir tranquillement.

C'est là l'un des moments sujets à diverses interprétations, comme s'il était question d'espoir, comme si les lendemains calmes et sereins se faisaient cruellement attendre. Aux bruits des bottes qui devaient résonner dans les rues de Berlin à l'époque se substitue un romantisme pur, doucement rêveur. Une parenthèse enchantée. Comme le notera le réalisateur, « nous vivions perdus dans nos songes, à côté de notre époque, et nous oubliions toute cette terreur par le travail. »

[Avis brut #79]