Soy Cuba est une claque cinématographique à tout point de vue, il faut bien le dire. C'est même le film qui m'a le plus ébloui de tout ce que j'ai pu voir jusqu'à aujourd'hui si je m'en tiens uniquement à sa qualité technique. Il m'est arrivé de me tirer les cheveux pendant de longues minutes sur des scènes en me demandant comment certains plans ont pu être réalisés tant cela semble inimaginable, totalement magique, j'en tiens pour exemple la scène dans le bar cubain avec des mouvements de caméra à vous couper le souffle (et je pèse mes mots).
Soy Cuba n'est pas un film ordinaire, loin de là. C'est un film déroutant, intense, percutant, poétique, terrible, subversif et esthétiquement parfait. Je suis particulièrement admiratif des réalisateurs qui n'hésitent pas à user du plan-séquence pour intensifier la force de certaines scènes, évidemment avec ce film, j'ai été totalement comblé. Il y a des tonnes et des tonnes de travellings incroyablement bien tournés avec une mise en scène irréprochable et une idée de découpage absolument dingue. Le film regorge de scènes marquantes puisqu'à la fois les situations des personnages sont profondément intenses et touchantes mais le tout est porté par une réalisation à la photographie dépassant les limites de ce qui semble possible, envisageable, et même concevable.
Martin Scorsese a raison de dire que ce film aurait pu changer l'histoire du cinéma s'il avait été découvert par un grand nombre de cinéastes au moment de sa sortie. Nul film n'est comparable à Soy Cuba sur son contenu formel. C'est une proposition artistique comme vous n'en aurez jamais vu dans votre expérience cinématographique, et en cela, il apparaît comme une nécessité de voir ce film si vous vous intéressez au cinéma puisqu'il est tout simplement impossible de ne pas être bluffé, stupéfait, déconcerté par celui-ci sur le plan technique.
Ce qui est encore plus extraordinaire c'est qu'on ne décroche pas un seul instant car le travail du mouvement est si remarquable qu'on se retrouve transporté et littéralement "aspiré" par l'esprit du film. L'utilisation de la voix-off (accompagnée par une voix de femme magnifique) aux moments stratégiques du film renforcent le caractère complètement hypnotique de cette œuvre.
La construction du film est également intéressante puisqu'il ne suit pas un seul ou plusieurs protagonistes tout le long, ce sont diverses histoires qui se regroupent sous une même thématique commune en montrant différentes facettes, différentes vies des cubains sous le régime politique de Batista. On remarque que Kalatozov montre d'abord la vie de personnages impuissants face à ce qui leur advient, c'est à la fois le cas de cette jeune femme obligée de se prostituer et d'avoir une autre identité pour exister, mais c'est aussi le cas de cette famille de paysans dont le père finit par brûler son exploitation et son habitat afin qu'ils ne tombent pas dans les mains de ceux qui détiennent les moyens de productions des richesses entre leurs mains et décident d'en faire ce qu'ils veulent quand ils veulent. Ensuite, à travers la vie de ce jeune étudiant conquis par les idées de la révolution, on sent qu'un vent de liberté est possible mais qu'il est encore trop tôt, soit parce que la voie pacifiste se révèle impossible, soit parce qu'il n'y a pas suffisamment de moyens pour faire basculer le régime à cet instant. A la fin du film, nous retrouvons la vie d'un homme avec sa femme et ses enfants qui décidera de rejoindre la révolution armée avec ce vent d'espoir et cet affranchissement de sa condition que l'on ressent à la fin du film. Il ne combat pas pour tuer des êtres humains, il combat pour tuer cette situation qui ne peut plus durer.
Ce film est donc d'apparence destructurée avec ces différentes histoires, mais si l'on prête attention, il est finalement structurée d'une toute autre manière et possède bien un effet d'évolution très jouissif et intéressant à remarquer. La thématique générale est finalement Cuba, la terre, le peuple. Ce sont tous ces éléments qui lient les parties du film entre elles. Toutes les histoires sont poignantes, il n'y en a pas une en-dessous des autres car elles montrent toutes des choses extrêmement pertinentes.
Si ce film peut être légèrement entaché par une forte présence de propagande dans la composition des différentes histoires et des dialogues, le film est si éblouissant et si fort dans ce qu'il déploie que cette lecture trop simpliste ne peut rendre compte de ce chef d'œuvre. Bien sûr, on sent que l'espoir est porté envers la personne de Fidel Castro, mais on peut clairement lire ce film comme un espoir général de l'humanité qui se bat pour une cause juste, en prenant conscience que les conséquences d'un tel combat peuvent parfois être extrêmement décevantes avec notre recul historique. Toutefois, cela n'empêche pas le film d'être d'une justesse remarquable quand il aborde la question du sort de ces milliers d'individus sous le régime de Batista.
Il faut aussi savoir que si l'URSS n'a pas plus diffusé ce film au reste du monde, c'est parce qu'ils étaient eux-mêmes peu séduits par la virtuosité esthétique du film car ils cherchaient bien plutôt quelque chose de plus simple formellement afin de simplement faire passer un formatage idéologique. C'est aussi pour cette raison que ce film ne peut pas être réduit à un film de "propagande". Je ne suis pas pro-Fidel, très loin de là, et je pense que très peu de gens le sont, mais ce film ne peut que nous toucher quand il nous montre la vie de tous ces êtres humains, le tout raconté avec une poésie visuelle et un travail du mouvement prodigieux.
Non, vraiment, ce film est spectaculaire et grandiose. J'ai eu l'occasion de le regarder avec le nouveau master sur la version blu-ray et c'est absolument magnifique. Je n'ai jamais pris une aussi grosse claque visuelle que devant ce chef-d'œuvre. Incroyable que ce film ait pu être passé sous silence pendant un long moment, mais on le comprend aussi compte tenu des enjeux idéologiques de l'époque. Un film à découvrir de toute urgence si ce n'est pas déjà fait.