Dire ‘je’ quand il s’agit de films revendiquant une subjectivité jusqu’au-boutiste, ce n’est pas un délit, alors je vais me le permettre. J’ai toujours tenu Stalker (traduire par chasseur/rôdeur/traqueur) comme une référence capitale dans mes débuts de cinéphile ; une référence aussi importante et contrariante que Funny Games. Avec ces deux films, j’ai découvert des auteurs passionnants (surtout Haneke), un cinéma qui me stimulait (surtout celui d’Haneke) tout en me rebutant profondément (Haneke, encore toi). J’ai été jusqu’à lire des interviews de l’autrichien, alors que je consulte un minimum d’informations en-dehors des films eux-mêmes, sinon leur fiche technique et les notes globales que leur accordent les internautes.
Pour Tarkovski, je ne ressentais pas du tout cette attraction-répulsion. J’avais Stalker qui grandissait, au fil des années, comme un archétype parfait du cinéma d’auteur hermétique et minimaliste. À l’époque, comme j’avais environ 17 ans et une culture moins étendue, j’étais beaucoup plus patient et culturellement parlant, prompt à inhiber mes jugements et mes sentiments trop marqués ou décalés. J’accordais beaucoup à ce Stalker et je le respectais, surtout que malgré cette part de frustration ressentie, je reconnaissais l’audace de la démarche, la puissance de la signature, l’affirmation d’un style graphique aussi. Néanmoins Stalker devenait à mes yeux une baudruche de référence, presque une arnaque, s’il n’était pas dégoulinant de sincérité.
Stalker raconte la quête d’une utopie. Marcher vers elle compte plus que la réponse finale, car il y a la possibilité du vide. La dualité entre matérialisme et spiritualité n’a peut-être jamais été affirmée avec autant de férocité que dans Stalker. Tarkovski nous montre comment trois hommes se raccrochent à l’incarnation d’une idée et attendent de sa part le salut, en investissant ainsi leurs efforts à mauvais escient. Fallait-il faire durer la séance sur 2h43 pour autant ? Le programme est bien léger et ses tranches en viennent à manquer de sens, la démonstration est pesante. Tarkovski n’a jamais eu le courage de la concision et du jugement, ses films louvoient sans arrêt ; comme les personnages de Stalker, finalement.
Sauf qu’eux font l’erreur de croire à une solution ou d’assumer quelque chose d’arbitraire et positif, ce que Tarkovski a toujours esquivé, lui, le mystique sans objet ni modèle. Alors pendant près de trois heures, les trois hommes discutent entre eux tout en avançant laborieusement. C’est les douze travaux vers le Graal, sauf qu’il n’y a pas de travaux objectifs, plutôt des états d’âmes et des digressions volontiers oiseuses ; et puis bien sûr, le Graal est aussi fauché que le reste, la vraie délivrance étant intérieure, la vraie force étant celle de l’esprit. Quoiqu’il en soit, le travail esthétique opéré sur Stalker est l’un des plus aboutis et percutants de la carrière de Tarkovski, même si les longs plan-séquence, généralement fixes, permettent un maximum de renforcement pour un minimum de risque (ce qui n’enlève rien à l’intégrité d’une telle disposition).
Cette richesse concerne surtout les séquences d’introduction, aux propriétés chromatiques dépaysantes, dans la lignée du Miroir. Ici, ces ombres brunes sépia inspirent à la fois ces espaces industriels abandonnés et un climat post-apocalyptique. C’est dans ce choc esthétique indéniable que le jeu vidéo S.T.A.L.K.E.R. (2007) puise son inspiration. Le spectacle se compose de ‘tableaux’ qui ne seront jamais remplis. Au sein de « la Zone », pas d’exploration véritable : Tarkovski se fout des opportunités ludiques comme des variations dans la contemplation. Quelques parties sont en couleur, celles aux abords de la Zone (scènes dans la forêt-jungle) et la toute dernière, avec notamment l’enfant aux pouvoirs télékinétiques refermant le voyage.
La remastérisation de RUSCICO en vue d’une diffusion internationale profite au film. Des musiques discrètes ont été ajoutées, les bruitages et le son en général prennent de l’ampleur (dans la version originale toujours disponible, il est question au mieux de bruits d’eau, de rails ou de rouille, de vents et de pas, en plus des dialogues mortifères). Cela rend moins absurde les plans-séquences à rallonge et la séance s’en trouve bien plus agréable. Cette sensorialité que Tarkovski feint d’ignorer rend pourtant son film autrement habité, sauf si une odyssée mystique doit impérativement consister à s’éprouver devant une représentation réductionniste et paradoxalement pseudo-réaliste, en écartant toute manifestation de vie. Le problème du travail de Tarkovski, c’est qu’il en arrive à faire de la Nature une matière morte. S’il n’y a alors que l’esprit, pourquoi est-il si peu meublé et pourquoi son ascendant s’exprime par le gadget ? (Comme dans.. les divertissements américains pour les masses vulgaires, cher Tarkov.) Nostalghia sortira de cette impasse.
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