Il y a deux ans, après que Finn ait traité le sabre laser perdu depuis l’Épisode V comme un « machin », nous terminions notre critique du Réveil de la Force sur l’espoir de voir Luke en faire un meilleur usage, et Rian Johnson témoigner d’un plus grand respect du mythe et de ses symboles forts. Dans le bain nostalgique qu’était l’Épisode VII, nous saluions toutefois la naissance d’un personnage prometteur (Rey) en nous réjouissant de le voir décoller dans une suite que nous espérions affranchie de tout fan-service envahissant. Autant dire que nous étions bien loin d’imaginer que cet Épisode VIII viendrait à ce point décevoir, un à un, chacun de nos espoirs, et le sourire aux lèvres.
Attention, le texte qui suit révèle des points clés de l’intrigue.
Quelque chose de fascinant se dégage de ces Derniers Jedi. En effet, personne n’aurait pu prédire qu’il viendrait déconstruire avec autant d’entrain ce que l’Épisode VII tentait, tant bien que mal, de bâtir. Là où J.J. Abrams ployait le genou devant un héritage qu’il peinait à renouveler autrement qu’en le répétant, Rian Johnson prend un malin plaisir à saboter non seulement les maigres bases de cette nouvelle trilogie mais aussi des piliers de la saga tout entière. Le traitement de la majorité des personnages est l’indicateur le plus flagrant de la volonté de destruction qui semble avoir animé le réalisateur au moment de l’écriture. Cette destruction se fait sur deux fronts. Premièrement, Johnson balaie de manière expéditive la quasi-totalité des personnages peu ou pas développés dans l’épisode précédent. Censé représenter l’ennemi suprême de cette nouvelle trilogie, Snoke (et le mystère qui l’entourait) est liquidé en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. L’envie d’en finir avec cet « Empereur bis » encombrant est tellement pressante que personne ne semble s’être soucié de l’incohérence scénaristique de la scène en question ; au regard de l’étendue de son pouvoir (qui lui permet tout de même de faire communiquer Rey et Kylo à distance, dans des champs-contrechamps d’une pauvreté visuelle affligeante), il paraît effectivement ridicule qu’il se laisse berner ainsi par son apprenti. De la même manière, le personnage de Phasma, dont les spots promotionnels nous vendaient le rôle cette fois-ci important, périt dans l’indifférence la plus totale.
Jusqu’ici nous saurions nous réjouir de ce qui pourrait encore ressembler à des choix osés pour se débarrasser des éléments les plus stériles du Réveil de la Force. Sauf que sur un deuxième front, et c’est ici nettement plus grave, Rian Johnson défait volontairement ce qui a fait l’essence du mythe. Le ton de cette destruction à coups de marteau – et de gags – est donné d’emblée par la réaction de Luke, que l’on retrouve dans la même position qu’au terme de l’Épisode VII. Il ne s’agit pas ici de pester contre une écriture du personnage qui ne correspondrait pas strictement à nos fantasmes ; nous étions à vrai dire prêts à recevoir n’importe quelle lecture de Luke pour autant que celui-ci ait une réelle utilité dans le récit et que son traitement s’avère cohérent. Force est de constater qu’en plus d’être littéralement inutile, Luke Skywalker se voit insulté par un traitement qui le fait passer pour un demeuré. Que celui qui a failli à conduire Kylo Ren sur le chemin de la lumière ne veuille plus entendre parler de la Force, soit. Au-delà du fait que l’idée même de se retirer sur l’île sanctuaire des Jedi est dès lors un contresens absolu, cela imposait de trouver un argument de taille pour justifier son changement d’avis sur l’entraînement d’une nouvelle apprentie. Qu’on réduise le déclencheur de ce revirement majeur à la simple projection du signal de détresse envoyé par Leia dans l’Épisode IV démontre parfaitement que le fan-service idiot passe désormais avant l’écriture d’une psychologie consistante pour les personnages. La remarque sur la coupe de cheveux de la Princesse est une démonstration supplémentaire de cette incapacité à prendre au sérieux les enjeux et les personnages dans les situations qu’ils sont censés traverser. Et la dégringolade ne s’arrête pas là pour Luke. Nous serions en effet curieux d’entendre les défenseurs du film nous expliquer ce qu’il transmet à Rey durant son « apprentissage ». Imaginez-vous, celui qu’elle appelle désormais « Maître Luke » ne lui aura strictement rien appris, et ce en près d’une heure de film. Repensez maintenant à ce que Yoda parvenait à enseigner à Luke en trois fois moins de temps dans l’Épisode V. Outre la vision proleptique de la caverne, Dagoba était le théâtre d’étapes essentielles dans la formation du padawan Skywalker, qui y comprenait la puissance de la volonté et la nécessité de la foi en la Force.
Non content de réduire Luke à une figure de vieux corniaud à l’utilité rachitique (et puérilement frimeur dans sa dernière apparition), Rian Johnson va jusqu’à brûler, dans tous les sens du terme, l’héritage spirituel des Jedi, sous les rires d’un Yoda grotesque. La scène est on ne peut plus explicite : l’héritage est liquidé, la spiritualité jugée vaine et source de rigolade, en témoigne l’hilarité de Yoda au moment d’expliquer l’inutilité des textes fondateurs à un Luke qui vient de changer trois fois d’avis en deux minutes sur son intention de leur mettre le feu. « Détruisez-moi cette tradition qu’on puisse rigoler ! », et on rigole à coup de plans tout droit sortis d’un film de Mel Brooks.
« Une pensée et une doctrine pessimistes, un nihilisme extatique
peuvent, en certains cas, être indispensables […] à titre de pression
puissante, de marteau pour briser les races décadentes et expirantes,
pour les écarter du chemin et frayer la voie à un nouvel ordre de vie,
ou pour inspirer aux être dégénérés et languissants le désir de
mourir. » 1
Aussi impertinent et insolent soit-il, ce grand tabula rasa aurait pu se présenter comme un moyen de forcer un nouveau départ (qui serait prêt à aduler une idole qui vient de se ridiculiser ?). Nous aurions alors eu affaire à une sorte de nihilisme actif, au sens où l’entreprise de Johnson aurait consisté à libérer l’espace pour une proposition réellement nouvelle et donc plus saine que le recyclage morbide et parfois dégénéré à la base du film d’Abrams. L’idée de sacrifier les vieux héros et de passer le témoin à la nouvelle génération n’était pas mauvaise en soi. Mais la moindre des choses quand on tourne à ce point en dérision ceux qui nous ont précédé, c’est de proposer quelque chose de vivifiant. Or, on ne trouve rien de tout ça dans Les Derniers Jedi. Après avoir esquissé la possibilité intéressante d’une troisième voie, Kylo Ren est catapulté au rang de calife à la place du calife. Rien ne bouge du côté du Premier Ordre, la couronne a simplement changé de tête et le nouveau Leader Suprême ne semble plus intéressé par son projet d’en terminer avec les vieux clivages. De son côté, Rey n’a pas évolué d’un iota en 150 minutes de film. Non seulement elle n’a rien appris de son maître, mais sa prétendue « exploration du côté obscur » n’aboutit à aucun tiraillement. À l’image du score de John Williams (le plus faible des huit films) dépourvu de réelle nouveauté marquante, Rian Johnson se contente de détruire sans jamais parvenir à créer quoi que ce soit.
« Les valeurs supérieures sont dépréciées, les fins manquent et il n’est pas de réponse à cette question : “À quoi bon ?” », telle est la définition du nihilisme décadent décrit par Nietzsche. Et telle est la vérité de ce huitième épisode, dans lequel on se contente de détruire les valeurs supérieures et de manipuler des concepts absolument désincarnés comme l’« espoir » ou l’« amour ». Des concepts ou des valeurs qui ne signifient plus rien, puisque jamais liés à aucune action concrète. En clair : des arrières-mondes. « Nous allons gagner en sauvant ceux qu’on aime », déclare Rose après avoir empêché le seul sacrifice du film qui aurait pu faire sens, Finn ayant – enfin – compris son inutilité. Cet amour de pacotille rend médiocres des personnages qui déclinent en croyant s’élever. Parallèlement, l’exception de la Force est ruinée : aucune explication n’est donnée quant à sa maîtrise instinctive par Rey et Leia la manipule au détour d’une scène au ridicule anthologique. À quoi bon se fatiguer à viser de la cohérence et de la grandeur dans un univers qu’on ridiculise à coup de blagues méta et cyniques ?
Au final, tout semble indiquer que la saga Star Wars est devenue une entreprise purement commerciale qui répond désormais aux réactions du public comme une courbe financière aux décisions des actionnaires. « Vous avez reproché son mimétisme au Réveil de la Force ? Attendez, on va corriger le tir. » Cette nouvelle trilogie progresse ainsi de manière hystérétique, trahissant une absence totale de vision artistique sur le long terme de la part de Disney. C’est ainsi que Rian Johnson a pu avoir carte blanche sur l’écriture. Alors oui, c’est parfois très beau (la mer de sel, l’emploi de la couleur rouge, le frontal en vitesse lumière), Daisy Ridley et Adam Driver sont toujours autant investis, mais que reste-t-il de Star Wars si ses fondements deviennent les cibles de blagues à l’intérieur même de l’univers déployé ? Que devient un mythe s’il n’est pas accompagné du respect de ses valeurs supérieures et de son essence spirituelle ? Cela devient un produit. Le titre de ce huitième épisode était presque parfaitement adapté : Star Wars : le Dernier Homme, un film qui ne sait ni créer, ni aimer, ni s’élever. Une belle démonstration de décadence culturelle.
Lire la critique en entier ici.