[Attention, quelques spoilers dans cette critique]
Deux ans après Le Réveil de la Force, nous retrouvons la jeune héroïne Rey auprès de Luke, alors qu'elle espère obtenir de ce dernier qu'il la forme et qu'il vienne à la rescousse de la rébellion. Un pitch plein de promesses, qui tout de suite nous rappelle les grandes heures de la saga intergalactique initiée par George Lucas, et notamment l'illustre L'Empire Contre-attaque, épisode auquel tous les autres sont comparés. Sauf que !
Sauf que Rian Johnson. L'homme derrière Looper, petit thriller de SF un peu vieillot mais somme toute honorable, et surtout réalisateur des meilleurs épisodes de Breaking Bad, remplace J.J. Abrams pour ce deuxième volet de cette nouvelle trilogie (le huitième au total, puisque Rogue One est à part). Le résultat est aussi inattendu que passionnant, surtout de la part d'un studio, en l’occurrence Disney, qui avait jusque là noyé son bébé sous des hectolitres de fan-service.
Comme Rogue One avait été conçu en réaction au Réveil de la Force, Les Derniers Jedi l'est tout autant, décidant cependant de passer à la vitesse supérieure. Pendant 2h30 (dont quelques minutes sont clairement en trop), Johnson et ses équipes s'amusent des pires travers de l'épisode VII, et plus globalement ridiculisent tout ce système hollywoodien bien décidé à faire commerce de la nostalgie. Dans les faits, on retrouve tous les totems de Star Wars, ici atomisés au compte-gouttes.
Le sabre de Luke, dont on attendait impatiemment que Rey le lui remette ? Il le jette aussitôt à la mer. L'amiral Ackbar ? Il commente encore une fois l'action, puis est éjecté définitivement de l'univers Star Wars, sans aucun regret. La Cantina ? Ici c'est un casino gerbant, fréquenté par toute la jet set de la galaxie, des pourris qui financent autant la rébellion que le Nouvel Ordre. L’Étoile de la Mort ? Il y en a encore une, mais en version miniature. Le mystérieux lait bleu ? Quand vous en connaîtrez la provenance, plus jamais vous ne fantasmerez son origine.
Et les Jedi, et les Sith, dans tout ça ? Rian Johnson nous répète deux heures durant que les gentils et les méchants, ça n'existe pas, que le monde est fait de nuances, et qu'il faut vivre avec. Si le discours est fascinant, il n'en est pas moins problématique. Déjà parce que de la part de Disney, cela fleure bon le retournement de veste, quand pour ajuster sa stratégie on va jusqu'à décrédibiliser en partie un précédent blockbuster à 200 millions de dollars de budget. Ensuite, parce que ce qu'on aimait dans Star Wars, c'était aussi cette innocence, cet affrontement du bien contre le mal, ce côté aventureux et premier degré que l'on perd un peu ici en cours de route. Certes, le cœur d'Anakin Skywalker basculait entre Côté Clair et Côté Obscur de la Force, mais la frontière était bien définie, alors que désormais elle est plus trouble.
On n'est pas loin d'y voir une vaste entreprise de démystification, et d'ailleurs là-dessus ne cachons pas que le film est très drôle (le plus drôle de la saga), quand on comprend finalement que c'est tout le contraire. L'enjeu pour Johnson, en se débarrassant du superflu, est de retrouver ce qui fait l'essence de Star Wars, en l’occurrence la Force et des enjeux dramatiques profondément humains avant tout. La plus belle séquence du film voit Rey ressentir tout le bien, le mal, la vie, la mort, de cette petite île sur laquelle se trouve Luke. Des instants de cinéma pur qui, osons la comparaison, rappellent les quelques moments réellement transcendants du sous-estimé Le Dernier Maître de l'Air de M. Night Shyamalan.
Les Derniers Jedi est assurément un film qui alimentera les débats : pas sûr que tous les fans sauront suivre Rian Johnson dans cette nouvelle voie, où l'on joue avec les attentes des spectateurs autant que l'on se joue de celles-ci (voir aussi comment les révélations tant attendues, autour de Snoke et des parents de Rey, sont détournées, tout en faisant preuve d'une cohérence thématique indiscutable). Sa condition de commentaire sur la nostalgie l'ancre assurément dans son époque, arrachant le doudou des bras de ses adorateurs, mais n'est-elle pas aussi sa limite ? Celle qui fera que le film ne sera jamais un classique intemporel ? Il faut souligner l'audace du propos dans le contexte actuel, alors que l'on attend impatiemment le Ready Player One de Steven Spielberg, autant que la questionner. Heureusement, ce nouvel opus a plein d'autres belles choses à proposer.
Au sortir des Derniers Jedi, le réalisateur de Looper annonce un renouveau pour l'univers Star Wars, ce que son projet de nouvelle trilogie détachée de la famille Skywalker confirme. Sur le plan purement cinématographique, le film est très supérieur au Réveil de la Force, avec de vraies idées de mise en scène d'une poésie folle. Il débute sur une bataille spatiale virtuose, racontée avec minutie, et dont la tactique militaire est merveilleusement rendue. Le final, aussi, sur Crait, une planète rouge sang recouverte de sel, est un trésor de production design, un formidable morceau de bravoure expressionniste. Et puis il y a ces séquences où Rey et Kylo communiquent malgré la distance, et les gouttes de pluie sur la main de Kylo, ou encore l'apparition soudaine d'une voix-off totalement imprévue, et puis ce raccord renversant qui nous fait passer du visage de Ben Solo à celui de sa mère Leia.
C'est la grande force du film : les personnages même les plus inintéressants de l'opus précédent gagnent ici en profondeur, à tel point que l'antagoniste Kylo Ren devient le pivot de la trilogie en cours, et en tout cas un personnage passionnant alors que précédemment il n'avait pu apparaître que comme un sous-Dark Vador. C'était presque une fin en soi, comme si le discours produit se limitait au fait qu'Abrams était dans l'incapacité d'égaler son modèle. Une forme bien particulière de vénération de la trilogie originale. Mais pas question pour Rian Johnson de se contenter de si peu, lui qui assume ce postulat tout en construisant un personnage inédit, infiniment plus complexe, ce qui tout à coup le fait entrer dans une autre dimension.
Enfin, on soulignera toute l'élégance d'une superproduction qui cumule tous les effets visuels et pyrotechniques du monde mais qui finalement se conclut dans un climax particulièrement touchant... Sur un effet hérité du cinéma primitif. Rien que pour ça, respect.
Reste à savoir ce que J.J. Abrams, de retour pour l'épisode IX, fera de tout cela. On peut légitimement craindre un retour en arrière, un retour à une nostalgie bas de gamme. Ou peut-être que Disney imposera au cinéaste de poursuivre dans cette nouvelle voie et de faire table rase du passé. Rendez-vous dans deux ans.