J'ai vu peu de documentaires au cinéma et quelle idiotie. Je me retrouve devant Still recording sans aucune idée de ce que je vais vraiment voir, ni l'esprit pour critiquer. Pourtant, au-delà du sujet du film qui se montre percutant, sensé, cohérent et bien écrit, c'est bien le style qui va me mettre sa claque. Car c'est bien le style, la réalisation et le grandiose montage qui vont se révéler les meilleures armes pour donner la cohérence nécessaire au propos du film.
Le film traite de la guerre en Syrie, entre 2011 et 2018, du point de vue de l'armée rebelle syrienne. On suit les combats qui se déroulent dans la Ghouta orientale et à Douma plus précisément. On y suit quelques combattants mais aussi les cameramen. Ils vivent ces combats comme des soldats, armés de caméras. Posture revendiquée et assumée et dont certains l'ont payé du plus cher des prix. L'objectif de ce film est de montrer le conflit d'une façon plus intime, plus précise et qui donner un regard différent d'un traitement aseptisé qui filtre dans les médias internationaux ou nationaux. On découvre donc les réalités d'un conflit au plus près de ses acteurs ; soldats en toutes armes. L'objectif est bien de faire comprendre que la caméra est un arme. Une arme qui ne tue mais qui peut aider dans une lutte. Il s'agit ici bien d'un combat. Combat qui au fur et à mesure du film s'oriente dans d'autres formes d'art comme la peinture ou la musique et montre le panel artistique à disposition pour faire passer des messages.
De nombreuses images d'une violence inimaginable, que ce soit par les mots, les actes ou le combat émaillent le documentaire. A la fois nécessaires et calculées, elles sont un passage obligé pour montrer le sujet. Elles mettent en suspens la vie des acteurs (acteurs à ne pas prendre au sens cinématographique du terme). Elles sont le rappel permanent du sujet qui ne s'efface jamais en dépit du bon sentiment développé par les réalisateurs. Bon sentiment combien salutaire. Et là encore on retrouve des codes du cinéma.
Toutefois, là où Still recording devient encore plus percutant c'est dans le sens qui est donné aux images. Au début du film on assiste à un cours de cinéma donné en Syrie. Le film travaillé est Underworld. Le sujet "artistique" du film est posé à travers des analyses sur le cadrage, le coût du film ou la maitrise de la réalisation. C'est un manifeste, celui qui va régir la réalisation et le montage du film. Ce manifeste va donner naissance à la chair de ce documentaire. Dans cette séquence analyse de film il est notamment question du cadrage des mains. Il faut cadrer à l'articulation. Durant tout le documentaire la main est un véritable sujet. Tantôt objet, tantôt sujet, tantôt oubliée, sa présence ou son absence révèlent instantanément une vérité, un secret ou une évidence. Elle est un liant stylistique efficace. Car oui il est question de style. Ce documentaire se montre d'autant plus saisissant avec cette attention toute particulière à travers le style qu'il déploie. Le sens des images est donné par leur construction, leur redondance ou leur résilience à la violence qui entoure. Car il n'est pas la peine de tout montrer, tout est très vite compris.
Non seulement nous arrivons à comprendre, à saisir l'atmosphère et la réalité mais en plus on entre dans la sphère du sensible, du charnel par cette proximité dans laquelle les réalisateurs nous font pénétrer. Ils se filment faisant la fête, buvant ou rigolant. Non pas pour se détacher mais pour évoquer leur existence dans cette terre qu'un regard neutre et éloigné ne saisirait que par le prisme d'une violence médiatique. Ils y sont confrontés mais sont vivants et pensent. Leur faculté à maintenir le cap et à s'engager est exceptionnelle. Sans mots, sans effets, sans exagération on pénètre dans une histoire d'humanité.
L'humanité, c'est bien ce qui reste après cet afflux d'images dont les plus violentes percent la rétine. Certaines scènes semblent rendre compte d'une banalité des plus calme. Les caresses pour des chats parviennent presque à éclipser les armes tenues dans l'autre main. Les fresques réalisées dans les quartiers délabrés semblent donner vie et faire resurgir un soleil différent. L'harassant et l'éprouvant donnent l'impression dans disparaitre dans de timides sourires. Le coeur c'est le coeur.
A travers ce travail de documentaire, porté par une recherche dans la présentation, l'apport des images on assiste à l'émergence d'un nouveau sujet. L'analyse d'Underworld semble toujours présente. Du cinéma de genre au cinéma documentaire il y a la même recherche. Il faut présenter une image nette et concrète pour faire en sorte que ce soit "regardable", mais comment regarder la violence et la mort? Dans la dernière scène le cameraman devient même acteur dans un moment plus qu'éprouvant et glaçant. Que faire? Que penser? On n'est pas percuté par une cause, on est percuté par des réalités que nous ne pouvons pas connaitre, que nous ne pouvons pas saisir. la force de ce documentaire est bien d'humaniser quelque chose qui, au grand malheur des hommes, est humain, la violence. Cette humanisation l'explique et la fait comprendre sans porter de jugement. Et là, le documentaire revient à son origine, montrer.
Le montage est exceptionnel. Ce qu'a réalisé le monteur est un travail d'une pureté et d'une justesse que j'ai rarement pu remarquer. Son travail est d'un extrême finesse. Le documentaire pourrait être vu pour cette seule raison. 450h de rushs pour un film de 2h, autant dire que la somme de travail était colossale. Et pourtant lui aussi a su saisir les enjeux et cette lecture faite des sujets. J'ai littéralement été bluffé.
La véritable force de ce film est de se servir du style pour donner une autre dimension au sujet. Il n'en finit pas épuisé, au contraire il est revivifié, essentialisé et concrétisé. On comprend mais j'avoue ne pas être capable d'en penser quoi que ce soit en dehors d'émotions. Comme l'a expliqué un des réalisateurs, Giath Ayoub, la caméra fait office de bouclier dans l'éveil du courage face aux combats. Elle peut aussi servir à se protéger mentalement.
Still recording est une oeuvre majeure du film documentaire. Essentielle. Elle reprend les codes, les nécessités, du cinéma tout en opérant un symbiose particulière entre le style et la neutralité apparente de l'image. La réussite de ce documentaire se trouve bien dans cette communion entre la prise de l'image et son travail. L'humanité est universelle, ou l'universel est-il humanité?