Il y a quelque chose d'assez surprenant dans Still Walking qu'on ne retrouve nulle part ailleurs, en ces termes, chez le réalisateur japonais. C'est même évident : il y a du Ozu et du Naruse chez Hirokazu Kore-Eda. De la façon de filmer les repas en famille à la façon de révéler, discrètement, de manière presque anecdotique, un détail qui bouleverse le regard qu'on portait jusqu'alors sur un personnage. De la façon de composer les plans et de montrer indirectement les relations familiales à la façon de faire jaillir l'émotion là où on ne s'y attendait absolument pas.


Un hommage discret, humble, respectueux, mais vigoureux. Et rigoureux.


J'ai l'intime conviction que le cinéma japonais est l'un des seuls à savoir aussi bien jouer sur cette corde sensible des non-dits sans tomber dans le pathos, à jouer avec la sensibilité sans trébucher sur la sensiblerie. Il y a bien plus qu'un simple effet exotique rafraîchissant, tout n'est pas dans l'agréable sensation d'un ailleurs régi par des règles et des conventions différentes. En toute convivialité, on ressasse des souvenirs qui ont du mal à passer dans la case "passé". Entre les lignes, on distingue une pléthore de non-dits. En filigrane, ce sont des rancœurs éternelles qui se ravivent comme une plaie qui ne saurait cicatriser. C'est un cinéma résolument minimaliste, assorti d'un regard multiple : l'humour discret côtoie le drame pudique, et la légèreté des petits gestes quotidiens adoucit l'ampleur des grandes transformations à l'œuvre en toile de fond.


L'histoire de famille pourrait être ennuyante et répétitive si elle ne suivait pas la trajectoire d'une filiation dans le chaos. Des sous-ensembles familiaux éclatés cherchant une forme de cohésion incertaine, quelques jours durant, se heurtant à des oppositions frontales que seul le temps peut gommer, que seule la mort peut faire oublier. La transmission de père à fils ou de grand-mère à petite-fille ne se commande pas toujours, elle peut péricliter dans des détails conscients ou inconscients, dans une vague histoire de réincarnation en papillon ou dans l'achat d'un monospace, dans l'arrivée d'un nouvel enfant ou dans une réunion sportive qui n'aura pas eu lieu. Dans la haine, aussi, même si elle n'est jamais ouvertement avouée, comme le dira la grand-mère au sujet de la mort de son fils, « parce que c'est encore plus pénible quand on n'a personne à haïr ». Alors, pour apaiser sa peine, on invite chaleureusement celui qu'on tient pour responsable et on se repaît de son humiliation. Drôle de supplice, drôle de communion, mais c'est peut-être ces moments partagés qui aident les survivants à "marcher encore", ensemble, au milieu des souvenirs d'un ancien bonheur familial en ruines, probablement idéalisé.


La magie d'un film comme Still Walking réside aussi dans les détails, dans notre capacité à les déceler et à les décortiquer. La puissance du récit et de ses révélations y est, à mon sens, intimement liée. Entre deux séquences à la cuisine, on doute des paroles du fils, restaurateur de tableaux : a-t-il vraiment un emploi ? La vieillesse des parents s'invite par l'entremise d'une barre dans la salle de bain : ne sont-ils pas trop faibles pour vivre seuls ? L'impuissance du grand-père docteur se fait ressentir lorsqu'une voisine meurt, et la déférence du fils pour son vieux père se manifeste lorsqu'il répond (ou fait semblant de répondre) à son téléphone pour mieux le laisser ouvrir la marche lors d'une promenade. Un arrière plan qui fourmille, une multitude de détails insignifiants de prime abord, mais qui tous éclairent les personnages d'une lumière différente à mesure qu'on progresse dans le récit. Au milieu de l'effondrement et de la confusion, entre l'obsession des uns et l'amertume des autres, se dégage une forme de continuité malgré tout. Cette continuité, c'est la vie, cocasse ou cruelle, simple et subtile, dans ses évidences comme son ésotérisme, qui se réagence après et autour de la mort, celle d'un frère et d'un fils, puis celle d'un père et d'une mère.


http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Still-Walking-de-Hirokazu-Kore-Eda-2008

Morrinson
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top films 2008, Réalisateurs de choix - Hirokazu Kore-Eda et Cinéphilie obsessionnelle — 2016

Créée

le 30 avr. 2016

Critique lue 872 fois

20 j'aime

5 commentaires

Morrinson

Écrit par

Critique lue 872 fois

20
5

D'autres avis sur Still Walking

Still Walking
takeshi29
9

Un joyau asiatique de plus

Voilà un film tout simplement extraordinaire, qui trouve sa place, dans la tradition japonaise du film de famille, parmi les plus grands comme "The Taste of tea" ou "Yi Yi", pour ne parler que des...

le 11 juin 2011

29 j'aime

4

Still Walking
Docteur_Jivago
8

Voyage à Yokohama

Hirokazu Kore-eda est, à juste titre, souvent présenté comme l'héritier d'Ozu, et Still Walking en est un symbole fort, tant sur le fond que la forme (sans jamais tomber dans le plagiat ou l'hommage...

le 28 août 2020

26 j'aime

Still Walking
Torpenn
7

La saveur de la pastèque

Même si je n'arrive toujours pas à comprendre l'adulation extravagante de mes éclaireurs pour Kore-eda, je parviens pour l'instant à voir ses films avec un certain plaisir et une absence d'ennui...

le 5 mars 2013

26 j'aime

12

Du même critique

Boyhood
Morrinson
5

Boyhood, chronique d'une désillusion

Ceci n'est pas vraiment une critique, mais je n'ai pas trouvé le bouton "Écrire la chronique d'une désillusion" sur SC. Une question me hante depuis que les lumières se sont rallumées. Comment...

le 20 juil. 2014

144 j'aime

54

Birdman
Morrinson
5

Batman, évidemment

"Birdman", le film sur cet acteur en pleine rédemption à Broadway, des années après la gloire du super-héros qu'il incarnait, n'est pas si mal. Il ose, il expérimente, il questionne, pas toujours...

le 10 janv. 2015

140 j'aime

21

Her
Morrinson
9

Her

Her est un film américain réalisé par Spike Jonze, sorti aux États-Unis en 2013 et prévu en France pour le 19 mars 2014. Plutôt que de définir cette œuvre comme une "comédie de science-fiction", je...

le 8 mars 2014

125 j'aime

11