Quel condensé de cynisme et de lucidité sur la part "nécessaire" d'humiliation et d'exploitation de l'homme par l'homme... Un regard méchamment corrosif sur les mécanismes à l'œuvre au cœur des rapports sociaux dans la société moderne : ça décape. Le "nécessaire" toutefois entre guillemets, il faudra creuser.


L'univers est plutôt habituel dans le registre de la comédie américaine, les suburbs tranquilles avec les familles classiques, les centres-villes avec les universités : on pourrait déjà avoir vu ça des centaines de fois. Mais je découvre Todd Solondz et son humour radical (enfin, si on peut appeler ça de l'humour, à ce stade de cruauté) qui déchiquète toutes ces relations exposées traditionnellement sous un jour plus lumineux. Mais plus hypocrite, quelque part, semble nous inviter à penser "Storytelling". Si je n'ai pas tout à fait saisi l'intérêt du découpage en Fiction / Non-fiction, le dénominateur commun se trouve clairement dans le contenu focalisé sur les déceptions multiples et presque obligatoires des personnages, leurs rancœurs, leur incompréhension, et la suite des événements qui transforme toute cette base étiquetée "désillusion" en quelque chose de beaucoup plus cruel. Elle n'est pas très belle à voir, cette humanité-là...


La palme de la perversité revient sans aucun doute au plus petit de la fratrie du second segment. À la misère intellectuelle du pseudo-documentariste interprété par Paul Giammati, qui se révèle plus connard et exploiteur par la force des circonstances que connard et exploiteur par nature fondamentale, il oppose une forme aigüe de manipulation froide, de calcul purement comptable des choses de la vie et semble agir en tant que machine. Un vrai jeu de massacre qui se fout éperdument de tout ce qu'on pourrait fourrer dans la case "politiquement correct". Ce gamin manie l'humiliation envers sa domestique immigrée avec une rigueur et une application effrayantes. Les adultes n'ont clairement pas le monopole du sadisme et de la bêtise. Son comportement est peut-être un peu trop bien écrit, un peu trop parfaitement pervers pour fonctionner pleinement dans le cadre d'une fiction, à l'instar de la tirade sur la reconnaissance envers Hitler pour avoir fait se rencontrer ses parents. Quelques broutilles qui font parfois déraper l'immersion et sortir du délire.


Mais j'aime aussi beaucoup tous ces petits bouts de cruauté parfaitement banale qui jalonnent le film, au détour d'une conversation téléphonique, au détour d'une discussion entre amis ("Why do people have to be so ugly, write about such ugly characters? It's perverted!", ou encore "The kinkiness is gone. You've become kind"). Il y a une façon de révéler une multitude de petits arrangements, de petits mensonges, de petites turpitudes que l'on constate voire commet de manière quotidienne plutôt dérangeante. Solondz souligne parfois avec finesse des formes de violences dans les rapports humains particulièrement cruelles, car on aurait tendance à les accepter comme telles, constitutives de relations sociales normales. Comme une forme de litote, qui concentrerait une grosse partie de sa puissance dans des endroits moins agressifs en apparence. Une chose est sûre : la diversité des travers (manipulation, exploitation, et tous les dérivés de l'opportunisme teinté de domination) alliée à la diversité des supports (la famille, le couple, l'école, le travail) génèrent un magma de pourriture aussi monstrueuse que perspicace.


[AB #179]

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le 31 déc. 2016

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Morrinson

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7

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