Enfer insulaire : Ingrid Bergman est un thon
Stromboli pourrait être le nom d'un savoureux plat de pâtes ou même celui d'une danse folklorique sicilienne. Il n'en est rien. Stromboli est une île volcanique au large de la botte italienne, un cône de rocaille noire, aride et déserté de la plupart de ses habitants. C'est là que débarque Karen au lendemain de son mariage avec Antonio, un autochtone rencontré à la fin de la seconde guerre mondiale dans un camp de réfugiers. Mariage d'amour ? Rien n'est moins sûr. Très vite Karen étouffe au milieu de ce microcosme à l'écart du monde et dont tous les codes, sans exception, lui échappent.
Il y a le prêtre, figure récurrente dans l'oeuvre de Rossellini, la pauvreté, des champs de lave, un village en ruine, des vieux édentés, de vieilles bigotes et quelques jeunes hommes au corps sec et buriné. Et toujours le volcan, menaçant, imprévisible et rugissant.
Ici, le matérialisme et les plaisirs futiles s'oppose à l'archaïsme des traditions d'une société sclérosée. Ce sont deux mondes qui se rencontrent et s'affrontent, en perpétuel incompréhension, à se jauger, à ne rien se pardonner malgré quelques rares bonnes volontés. Le fossé culturel est béant. L'intégration impossible. On imagine mal, en effet, la flamboyante Ingrid Bergman se vêtir de noir, et attendre, un fichu sur les cheveux, dans une bicoque sentant le vieux et la cendre, le retour de son pêcheur de mari. On imagine encore moins les femmes de l'île, peindre des fleurs géantes sur les murs de leur maison et se pavaner en paréo à longueur de journée.
En illustration de ces thèmes forts, deux scènes se détachent. Tout d'abord la pêche aux thons, grandiose et saisissante, aux airs de documentaire. On assiste aux derniers instants de dizaines de poissons, harponnés puis laissés agonisants en fond de cale, secoués de frétillements désespérés, sous le regard mi-horrifié mi-voyeur d'une Ingrid Bergman qui n'en demandait pas tant. La scène est longue, répétitive, à en devenir hypnotique. Une scène où s'exprime par analogie toute la fougue qu'un être libre et indépendant emploie à se défaire d'un piège sans issue, quoiqu'il en coûte. La comparaison est osée mais dans Stromboli, Ingrid Bergman est un thon. Et Stromboli, cette île perdue, est sa prison. Une prison à ciel ouvert, dont les murs infranchissables seraient ses rivages déchiquetés et ses horizons maritimes infinis.
Deuxième scène mémorable, encore et toujours Ingrid Bergman, seule, déboussolée, chancelante sur les pentes rocailleuses du volcan en éruption, au son d'une musique puissante qui se fracasse, répondant ainsi aux grondements incessants de la terre. Et toujours ce sentiment d'enfermement, d'impuissance et de dérisoire face à ce volcan, omniprésent et tout puissant.
Le cinéma de Rossellini s'inscrit dans le courant du néo réalisme italien, pourtant "Stromboli" présente quelques fulgurances lyriques qui donne au film un statut un peu à part dans l'oeuvre du cinéaste.
Et pour l'anecdote, assez improbable et pourtant véridique, au moment du tournage de "Stromboli", non loin de là, sur une autre île italienne perdue, se tourne le film "Vulcano". Le scénario est presque identique à celui de "Stromboli" et pour cause, ce plagiat c'est la vengeance de Anna Magnani. Ingrid Bergman lui a volé son Roberto (quittant pour lui mari, enfant et patrie). En bonne italienne la vengeance d'Anna est passionnée et démesurée. Malheureusement "Vulcano" ne rencontre pas plus le succès que "Stromboli". Et Roberto Rossellini ne revient pas vers elle, le salaud.