Sucker Punch est-il le chef-d'oeuvre incompris dont parlent ses rares fans ou la catastrophe (inter)minable dénoncée par leurs adversaires ? Deux ans et demi plus tard, pas envie de déclarer la guerre à ceux qui n'aiment pas le film, plutôt de comprendre pourquoi ce truc bancal continue de me procurer un bonheur aussi intense. Les défauts du film sont flagrants et l'intéressante version longue ne change rien à l'affaire. Pourtant, j'ai vu et revu Sucker Punch en l'espace de ces 30 mois. Je l'ai regardé, scruté, maté sous toutes les coutures.
Pas étonnant au fond que ce film-là soit le seul que Snyder a écrit à partir d'une idée à lui : le script est une invitation de première à le laisser épancher sa soif de ralentis extatiques. Un effet de style qu'on lui a souvent reproché, et à juste titre : le bonhomme a tendance à trop surligner ce qu'il filme. Mais dans Sucker Punch, il n'est même plus utile de se demander s'ils servent ou non à marquer des moments importants : hormis dans la tragique scène d'ouverture, les ralentis n'y sont plus un outil narratif mais un moyen d'excitation, de perpétuels préliminaires.
Déjà marquée, pour ne pas dire racée, la démarche déborde de pulsions narratives dévouées à sa cause tordue : ses personnages s'y prénomment Babydoll, Sweet Pea, Amber, Rocket et Blondie. Immédiatement classé "girl-power movie" (vu que seul un personnage masculin se révèle positif, c'est tout à fait justifié), Sucker Punch n'en demeure pas moins une entreprise grandiose d'iconisation à outrance, d'affranchissement des règles du blockbuster au profit du plaisir pur et simple de hisser au rang d'héroïnes belliqueuses mais fragiles une poignée de jeunes-femmes dont on ne saura jamais les vrais patronymes.
Si les noms de ses acolytes peuvent passer inaperçus, celui de BabyDoll ne souffre aucune approximation : la "poupée de chair", clin d'œil direct au film d'Elia Kazan dont une seule image fit tant scandale, celle d'une jeune-fille étendue les yeux fermés dans un lit étroit, suçant nonchalamment son pouce. Cinq femmes, autant de créatures fictives ambulantes, l'incarnation charnelle d'un chapelet de fantasmes. A l'écran, ce n'est d'ailleurs pas un étalage mais une corne d'abondance de détails qui sont autant d'indices quant aux orientations fétichistes du projet.
Ici, un plan sur la bottine de BabyDoll qui laisse une arme gigantesque et encore fumante tomber à ses pieds. Ailleurs, un autre de dix secondes sur Vanessa Hudgens dégommant à tout va une armée de soldats-zombies : rien, sinon l'insistance assumée sur la jeune-femme en position de force, qui laissera tomber le canon à terre dans une contre-plongée laissant entrevoir un petit sourire satisfait. Plus loin, un plan tout aussi long en forme de délice roboratif sur le sabre de BabyDoll, arme blanche sur laquelle Snyder a pris soin de graver toutes les étapes du parcours guerrier de BabyDoll sous forme de fresque. Plus tôt, un robot rétro-futuriste orné d'un lapin rose à l'air hargneux, figurine grandeur nature dont le bellicisme kawaii est décuplé par l'univers steampunk qui fait rage alentour...
Un peu partout : la sucette rouge vif que déguste Amber dans le décor terne d'une tranchée. Le visage ruisselant et les lèvres charnues de BabyDoll après l'une de ses fameuses danses qui laisse les hommes bouche bée d'extase. Le petit porte-clé suspendu au flingue de l'héroïne. Une douille jaillissant d'un revolver pour nous sauter au visage et passer doucement devant celui de Baby. Un gros plan sur la même Baby refermant doucement sa main sur le manche de son sabre planté au sol. Quatre des héroïnes qui sautent dans une tranchée pendant que la caméra vient les chercher une à une, leur tourne autour, puis use et abuse de nouveaux ralentis pour se délecter de tenues et d'armes spécifiques toutes cadrées avec le besoin insatiable de mettre autant en valeur les formes des comédiennes que le mélange d'onirisme et de poudre à canon qui les engloutit scène après scène...
Rarement les termes anglophones "fantasy" et "fantaisies" auront été si proches.
Pas dit que Snyder l'ait fait exprès mais je suis spectateur, pas cinéaste. Je peux parler de ce qui se passe entre le film et mon cerveau, pas celui du metteur en scène. Après une brève auto-analyse, je crois avoir trouvé la réponse : Sucker Punch, avec son fétichisme pluriel, son envie décomplexée de jouir jusqu'à l'étourdissement de toutes les images qui lui passent par la tête, multipliant de surcroît les niveaux de réalité pour mieux se laisser pousser des ailes, a su taper à la porte d'un espace reculé à la frontière de mes deux hémisphères soudain saturés de joie.
Certes, on n'atteint jamais le degré paroxystique et, pour le coup, réellement bandant d'un Boulevard de la mort (Snyder n'est pas Tarantino, ni en termes qualitatifs ni en termes de pouvoir décisionnaire ; rappelons que Sucker Punch est sagement classé PG-13), mais c'est pas demain la veille qu'on risque de revoir un film de cette envergure se laisser aller à de tels penchants.
Dans l'intimité qui lie le spectateur à un film au sein d'une salle obscure, le cinéma est parfois un plaisir solitaire partagé par écran interposé. Pour peu qu'on soit réceptif à l'énergie primaire qu'il déploie, Sucker Punch se révèle être un film qui se contemple avec le même plaisir fétichiste que le réalisateur a eu à le mettre en boîte. Génial ou nul, j'en sais toujours rien. Le fait est que si je viens à manquer d'arguments pour défendre cet objet inclassable, l'envie de le remater une petite fois, elle, me fait rarement défaut.
Zack, n'écoute pas ceux qui parlent de Sucker Punch comme d'une branlette de 2h : ils ont raison mais peu importe, car tu as sûrement joui petit coquin, et moi aussi, sans même bouger une main. Ton film me fait du bien, et c'est irrépressible. Alors maintenant, laisse-moi seul avec Sucker Punch : ton film est sorti, il ne t'appartient donc plus, et entre lui et moi, c'est devenu fusionnel.