Sud eau nord déplacer par Teklow13
Antoine Boutet est un cinéaste-géographe, mais peut être plus encore un cinéaste-paysagiste. Il s’intéresse à la transformation d’un paysage. Non pas en essayant de saisir le résultat de l’action de l’homme ou des éléments naturels sur un territoire, mais en captant la période de transition, lente, presque mélancolique, celle du chantier. Celle durant laquelle l’homme interagit directement, et où le paysage évolue à petit pas, menant à de futurs gros changements voire à des bouleversements irréversibles. Un paysage en train de se défaire et de se faire, ou l’inverse.
Le Plein pays, son précédent métrage, était un film-rencontre. La rencontre d’un homme fascinant, un ermite vivant reclus dans une forêt, creusant des galeries et transportant des grosses pierres. Outre le fantastique portrait de cet homme, Boutet filmait déjà un paysage en phase de transformation, mais à une échelle minuscule. Le chantier d’un seul individu, mais dont l’action, aussi petite soit-elle, avait malgré tout des conséquences sur le territoire.
Avec ce film on passe d’un extrême à l’autre, d’une petite fourmi à l’un des chantiers les plus pharaoniques et absurdes du monde actuel, à savoir le Nan Shui Bei Diao, littéralement le « Sud Eau Nord Déplacer » du titre, en Chine.
Un projet hydraulique qui consiste, en gros, à transporter l’eau du sud de la Chine, vers le Nord, en déviant 3 fleuves.
Le film se déroule comme un road movie, le cinéaste faisant le chemin inverse du projet, à savoir du nord au sud, des plaines désertiques vers les hauts plateaux tibétains, lieu de source pour l’eau de toutes les grandes rivières d’Asie.
Il filme des paysages, naturels, encore préservés, des grandes étendues lunaires ou des monts enneigés, et ceux en cours de modification. Ceux où l’homme est en train de poser sa main. Des paysages semi-industrialisés, peuplées de machines monstrueuses, et accompagnés de quelques petites fourmis ouvrières, le long d’un projet de plusieurs milliers de kilomètres.
De la petite action douce, un balayeur esseulé, ou un homme en train d’arroser un arbre en plein milieu du désert, à d’autres monumentales, par exemple la perforation d’une grande brutalité du sol avec une machine infernale, filmé presque comme un viol.
Et pourtant Antoine Boutet ne dénonce pas, son film n’est pas une charge virulente ou militantisme. On devine bien sûr sa pensée, mais son travail est ailleurs, lui s’interroge, pose un regard curieux et inquiet, écoute les différents intervenants : un ingénieur en charge du projet, des ouvriers, et des personnes qu’il croise, et qui se livrent à lui avec autant de pudeur qu’une envie forte de parler, de donner leur point de vue, chose qu’ils n’ont que peu le droit de faire sous peine de sanctions. Le film de Boutet met en permanence en parallèle le regard et la parole, le paysage, à travers des plans somptueux, et l’écoute.
Il y a par exemple ce blogueur à vélo, qui arpente le projet avec sa tente et s’interroge sur l’avenir de son pays. Il y a aussi ce nageur, que le cinéaste suit chez lui et qui rigole tout en disant qu’il a passé la moitié de sa vie en prison. Il y a ces villageois, que l’on a déplacé, à cause du projet, dans une région non fertile. On sent une envie incroyable de s’exprimer, au début un individu intervient, puis c’est tout un groupe qui hurle et pleure face à l’incompréhension et l’injustice des décisions gouvernementales. Tous abordent les problèmes de corruption, l’absurdité et la gravité d’un tel projet. Irréparable et catastrophique à terme.
Très beau film.