Sue déambule, foulard sur la tête, manteau élégant, des bijoux un peu. Sue à la dérive, Sue à l’abandon, Sue à l’ouest. Hiver blafard et sans fin, lunettes noires et cigarettes, et New York dans sa désolante splendeur, nue et rêche. Le film d’Amos Kollek est une complainte. Du moderne spleen, cafard feutré d’une femme sombrant dans un oubli affectif, matériel et social (seule, sans emploi, menacée d’expulsion de son appartement), mais s’acharnant, toujours, à sauver les apparences, à bien présenter, à faire croire ; la classe dans la dèche. De cette existence qui ne lui fait pas de cadeaux et qui l’exclut sans cesse, Sue ne semble nourrir ni colère ni révolte, comme inadaptée, comme si elle ne voulait déranger personne tout en captant les vibrations des gens autour, les éventuelles beautés du monde.
Anna Thompson, beauté étrange et froissée (ces lèvres incroyables, cette poitrine lourde, cette maigreur inquiétante), semble être Sue et non pas l’incarner, et parfois c’en est même troublant. Digne et bouleversante, elle impressionne quand elle espère du réconfort, émeut quand elle implore qu’on l’écoute (la scène, terrible, avec l’opératrice au téléphone) ou quand elle bute contre l’indifférence, celle d’une société sans pitié qui ne sais pas (plus) tendre au moins la main. Kollek filme avec autant d’urgence qu’infinie douceur son héroïne cabossée, d’un trottoir sale à un jardin public, d’un bar de nuit à un café du matin, croisant paumés et amants de hasard sur quelques variations jazzy. Et quand l’espoir paraît se concrétiser soudain (un travail, un petit ami), c’est pour mieux en éprouver la fragilité, toute l’illusion cruelle dès lors qu’il s’esquive aussi brusquement qu’il est apparu.
Dans l’anonymat d’un Manhattan incertain, d’une foule grise et pressée dans la géométrie variable des buildings et des avenues, Sue perd pied, se désagrège lentement, silhouette chic réduite à un fantôme chancelant, à peine perceptible dans l’horizon voilé. La dernière scène, déchirante, voit Sue abandonnée sur un banc, transie de froid, le visage flétri par la désespérance et quémandant un peu d’attention, de gentillesse à un jeune garçon qui la croise. Mais celui-ci, comme effrayé par sa misère, et parce qu’on est toujours effrayé par cet abîme qui nous guette aussi, s’éloigne et disparaît, confrontant Sue, pour la dernière fois, à un vide et une détresse dont on ne pourrait mesurer, jamais assez, l’étendue gigantesque.
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