Vertigo, ou le plus beau film de tous les temps. Réalisé par Alfred Hitchcock en 1958, le chef d'oeuvre porte bien son nom : vertigineux, envoûtant, fascinant, sombre et bizarre, il est propice à l'obsession (le cas Brian De Palma, entre autres). Le tout est porté par un James Stewart méconnaissable, passant d'une impuissance tragique et touchante à une nostalgie maladive et perversité inquiétante, une Kim Novak bouleversante, sensuelle, à la fois hantée, possédée, femme fatale et victime complète de tous les hommes qu'elle aura croisée, une musique de Bernard Herrmann inoubliable et une photographie unique transformant San Francisco en ville-fantôme, et bien d'autres choses. Un sommet.
Le film est adapté d’un roman de Boileau-Nercejac, D’entre les morts, qui, aux dires de François Truffaut, aurait été écrit expressément pour Hitchcock. Dans le livre, on apprend au dernier moment, en même temps que Scottie, la vérité sur Judy/Madeleine. Un twist final. Dans le film, Hitchcock avance la minute de vérité d’une bonne vingtaine de minutes, optant comme souvent pour le suspense plutôt que la surprise. Il n’aimait pas les coups de théâtre à la Agatha Christie, où selon lui la tension n’existe que dans les derniers instants et où l'on s’ennuie pendant les deux premières heures. D’un autre côté, il brise les règles de narration et crée deux histoires qui se recoupent, un film scindé en deux ; une première partie qui s’avère être une detective story pleine de mystère et frôlant le fantastique, la seconde, plus psychologique, un vrai drame teinté d'inquiétante nécrophilie. La première vision offre l’opportunité au spectateur d’apprécier les péripéties, surprises et suspenses du film, les suivantes lui permettent d’y voir tous les secrets cachés, le mystère et les bizarreries qui peuplent ce chef d’œuvre. On notera par exemple que, malgré l’explication rationnelle finale de l’histoire de Carlotta Valdès, il demeure un fait inexpliqué : la disparition impossible, fantomatique, de Madeleine dans l’hôtel McKittrick. Fait dont on ne se souvient qu’en revoyant le film un bon nombre de fois, à chaque fois trop emporté par son aura mystérieuse et tragique.
Si Vertigo est le plus parfait des Hitchcock, c’est aussi sur le plan formel et esthétique. Le réalisateur offre un jeu de mises en abîmes et de répétitions ébouriffant, provoquant le vertige au spectateur qui y fera attention, peu à peu, au fil des visions. Plus on revoit l’œuvre, plus on s’étonne du degré de perfection, rarement atteint dans l’histoire du cinéma. Hitchcock, par le ton grave et contemplatif de la première partie (fait rare dans son cinéma habituellement rythmé et divertissant), grave dans notre esprit une série d’images et de scènes troublantes : gros plan sur la chevelure de Madeleine, sur son bouquet de fleur, étrangeté de ses apparitions, longues et lentes poursuites en voiture, baiser passionné, et chute du clocher, évidemment. Il réécrit ensuite ces scènes dans la seconde partie, celle de la "nécrophilie" (dixit Hitchcock/Truffaut) dans laquelle James Stewart, obsédé par son passé, tente de le recréer. C’est ce que pourrait évoquer le motif symbolique de la spirale, en plus du vertige : une répétition sans fin. Ce retour du passé au cœur du présent atteint son paroxysme lors de la scène du baiser dans l’hôtel Empire, quand un travelling circulaire autour de nos deux protagonistes enlacés révèle le décor de la vieille grange sortie de l’ombre du souvenir.
Mais peut-on vaincre la mort, peut-on faire ressurgir l'être aimé "d’entre les morts" ? Scottie semble croire que oui et prend une posture de démiurge, de metteur en scène, s’accapare la place de Dieu et façonne une femme comme un objet. L’arrivée de la nonne, de la morale divine, semble sonner le retour à la réalité. La religion remet les choses en places, et Madeleine retourne au royaume des morts d’où elle était venue. Scottie quant à lui, a vaincu son vertige et contemple le vide. En prenant les choses en main, il est sorti de son impuissance dans laquelle il était bloqué depuis la mort de son collègue (chute du toit de la première scène). Dans Fenêtre sur Cour, Hitchcock faisait déjà jouer à James Stewart le rôle d’un homme réduit à l’impuissance et à la contemplation (par nécessité physique, puisque sa jambe est cassée et qu’il ne peut donc plus rien faire qu’observer). Dans Vertigo, Scottie est "frustré" sur toute la ligne, probablement aussi sur le plan sexuel comme on peut le deviner (le film est truffé d’allusions, jusqu’à la référence à la "Coit Tower" de San Francisco, qui "rend service pour la première fois" à Scottie ; Brian de Palma offrira d’ailleurs une réécriture moins pudique dans son Body Double) ; il se fait duper, en étant la victime parfaite d’une machination de son ami Gavin Elster. Scottie prend sa revanche sur son impuissance, premièrement en tombant amoureux de Madeleine (on comprend dans les premières scènes avec Midge qu’il est un vieux garçon, coincé, ne connaissant rien aux femmes ni à leurs secrets, totalement perplexe devant un soutien-gorge). On peut d’ailleurs supposer que c’est la faiblesse de Madeleine, dans laquelle il a pu se reconnaître, qui l’a poussé à sortir de son célibat. Comme s’il voulait trouver plus faible que lui, pour paraître fort, un instant. Un amour obsessionnel, nocif, impossible, dès la rencontre. Qui ne peut mener qu'au mal, qu'à la mort.
Puis, Scottie tombe dans une obsession nécrophile et souhaite braver le temps, faire revivre une morte. Il pousse la reconstitution jusqu’au clocher ; "c’est trop rare d’avoir une deuxième chance, je ne vais pas la gâcher." Bien plus que trop rare, une seconde chance ne se présente tout simplement jamais ; on ne peut recréer ce qui est perdu, et Scottie ne semble pas le comprendre.
Mais la force de Vertigo tient également à la multitude d’interprétations qu’il propose, aux différents niveaux de lectures. On peut prendre l’œuvre au premier degré, c’est-à-dire une tragique machination qui brise un amour devenu impossible, lors de la première vision par exemple. On peut en avoir une lecture freudienne, en se basant surtout sur le sentiment d’impuissance de Scottie ; une lecture platonicienne (ce que proposait Eric Rohmer, alors critique aux Cahiers du cinéma lors de la sortie) : Scottie n’accède jamais à la vérité, cœur de la spirale. L’effroyable vérité - le complot ici - l’attend en haut de la tour, mais le vertige qu’elle provoque l’empêche d’y accéder. Une lecture onirique : à partir de la scène stylisée du cauchemar, tout ne serait qu’un rêve de Scottie, qui accomplit ses désirs en rêve (il recrée Madeleine et l’embrasse) et s’imagine être la pauvre victime sans défense d’une machination, pour justifier son sentiment d’infériorité. Le film offre aussi une lecture méta sur l'industrie Hollywoodienne, la fabrication de ses légendes, féminines, par des hommes malades de désir. Film à tiroirs et à double-fond, dont le récit du tournage poursuit l'effet de vertige : Hitchcock aurait voulu une autre femme, lui aussi, Vera Miles dans le double rôle Judy/Madeleine. Kim Novak, jeune actrice qui avait encore tout à prouver, souffrait de n'être là que pour imiter Vera, pour accomplir les désirs d'Hitchcock, sans aucune marge de liberté (même si, plus tard, elle dira qu'elle était "trop jeune pour comprendre" et ne regrette absolument pas d'avoir connu Hitchcock).
La richesse vertigineuse de ce film en fait sa force. Sa grande abstraction, son onirisme (lumières éclatantes et couleurs délavées, lenteur hypnotique) qui va jusqu'au surréalisme (la scène du rêve), accentués par la musique inquiétante de Bernard Herrmann, l’incroyable perfection de la mise en scène et le jeu parfait des deux comédiens exercent sur le spectateur un pouvoir de fascination rarement égalé dans l’histoire du septième art. A la fascination se mêle la peur, notamment avec ce fantôme de Carlotta, partout présent, jusqu'à cette silhouette de la nonne dans l'ombre à la fin du film, véritable image d'horreur : l'espace de quelques secondes, notre esprit chavire, est-ce enfin Carlotta qui apparaît ? Est-ce la vraie Madeleine revenue se venger ? Sa voix, étrangement similaire à celle de Kim Novak, murmure dans le noir : "I heard voices..."
Fascination, peur, et larmes. C'est peut-être le film qui me fera le plus pleurer, encore aujourd'hui après toutes ces visions. Le poids du secret, du mensonge, imposé sur les épaules de Judy, empêchera le bonheur d'advenir un jour. Cet instant où Kim Novak se tourne vers l'oeil de la caméra et se confie résonne comme l'aveu, le grand cri d'indépendance qu'elle n'aura jamais su pousser et qui aurait pu la sauver, se terminant sur le geste tragique de déchirement de la lettre. Quand à Scottie, il aura passé son temps à chasser des femmes-mirages, il aura perdu sa vie à poursuivre des fantasmes qui sont, par essence même, intouchables, inexistants. C'est l'image finale de ce corps accablé, lâchant le fantasme, face au vide de son existence.