Déjà dans sa prime jeunesse la machine à rêve hollywoodienne adaptait à l'écran des histoires authentiques en les déformant pour n'en garder que les traits les plus aptes à susciter suspense, drame, romance, aventure, passion... C'est tout à fait le cas de Suez, grosse production Twentieth Century-Fox de 1938, qui ne s'embarrasse pas de certains détails historiques dans cette évocation très romancée de la vie et l'œuvre du fameux Ferdinand de Lesseps. Oublions, donc, que ce diplomate et fils de diplomate avait la cinquantaine bien sonnée lorsque débutèrent les travaux de percement du canal de Suez en 1859, et dix de plus lors de son inauguration le 17 novembre 1869. Oublions que son seul lien avéré avec Eugénie de Montijo, future impératrice des Français, fut celui de petits-cousins éloignés. Ici, Allan Dwan nous offre un de Lesseps jeune, rêveur et amoureux, promis à une Eugénie elle aussi transie d'amour, jusqu'à ce que le président Louis-Napoléon Bonaparte jette sur elle son dévolu et n'exile son jeune rival en Égypte, au côté de son père... C'est là, au contact du vice-roi Méhémet Ali, de son fils et successeur Saïd, et de la charmante et délurée Toni, qu'en l'esprit de Lesseps germe l'idée qui lui permettra de graver son nom en lettres d'or dans le marbre de l'Histoire : percer un canal entre Port-Saïd, dans la mer Méditerranée, et Suez, dans la mer Rouge, pour créer un raccourci maritime vers l'Orient.
Oublions donc l'exactitude historique, pour profiter pleinement de ce beau et grand spectacle qu'offre Suez, porté par un Tyrone Power fringant, sportif, plein d'honneur et d'idéaux. Dans la France de la II° République sur le point de devenir le Second Empire, le réalisateur nous en met plein les yeux par une reconstitution impressionnante, nous transportant d'une galerie de jeu de paume (où Ferdinand dispute la finale du championnat national !) au palais présidentiel en passant par une immense salle de bal, des hôtels particuliers, un café rempli d'opposants politiques (parmi lesquels Victor Hugo, au cas où on n'aurait pas compris...), la gare de Lyon, etc. Les décors et les costumes sont tout aussi remarquables dans les passages se déroulant en Égypte. Le percement du canal, reconstitué de manière épique, fournit même au réalisateur l'occasion de livrer deux scènes magistrales dotées d'effets spéciaux bluffants pour l'époque : l'effondrement d'une falaise et l'éboulis monstrueux qui s'ensuit, et la dévastation du camp par une gigantesque tornade.
Hélas, alternant entre romance, action, mondanités et considérations politiques, Suez ne choisit jamais vraiment, et manque donc quelque peu d'unité. L'intérêt du spectateur reste ainsi soumis au rythme du film : tantôt effréné et spectaculaire, tantôt plat et ennuyeux. J'en retiens donc la très bonne prestation de Tyrone Power, la beauté de Loretta Young et Anabella, le faste des costumes et décors, quelques morceaux de bravoure technique, et surtout un contexte historique rarement mis en scène au cinéma, plutôt bien reconstitué à mon avis, et donc d'autant plus intéressant.