L'accès à internet du plus grand nombre a permis la mise en évidence de deux tendances profondes. Il y a d'abord la diffusion plus libre et démocratique d'une certaine forme de vérité (au prix toutefois d'une transparence parfois inquiétante). Et il y a ensuite la tendance beaucoup plus évidente (et corollaire à la première) qu'a une grande partie de l'humanité à faire éclater au grand jour son insondable stupidité, dans un élan fiévreux et insatiable.
Ce douloureux étalage intime peut à son tour prendre deux formes. Il y a d'abord celle, individuelle, dont nous sommes tous capables à partir du moment où chacune de nos réflexions peut se transformer illico en publication accessible à tous (un statut Facebook ou une critique SC, par exemple). L'autre forme, plus pernicieuse, consiste à reprendre, diffuser et partager des informations fausses, servant ou non une cause ou une idéologie.
Le phénomène largement répandu du hoax, dans ce qu'il a de salutaire de nous mettre en état de vigilance face à tout type d'information "différente" ou nouvelle (et c'est bien un de ses buts), peut aussi avoir comme conséquence plus fâcheuse de nous rendre septiques. De flétrir nos glandes à émerveillement.
Que voulez-vous, on n'a rien sans rien.
L'homme et l'artiste
Du coup, quand débarque sur nos écrans ce documentaire incroyable sur la vie et le destin de Sixto Rodriguez, le premier réflexe pourrait être celui d'une certaine méfiance. D'autant que, nous y reviendrons juste après, la forme que revêt ce documentaire n'est pas exempte de défauts.
Quels sont les faits indiscutables ? Les deux disques d'abord, sortis en 70 et 71. D'une qualité certaine, même si ne conduisant pas forcément au destin de célébrité mondiale (ce que le doc essaie parfois de nous faire croire). Mais entre la gloire et l'oubli absolu, il y avait sans doute un juste milieu. Les gars frayant dans l'écume de Dylan ont été et sont encore légions, et nombreux sont ceux qui ont connus meilleure carrière.
Indubitable également, l'oubli complet dont a été victime l'artiste pendant presque 30 ans. Les circonstances de son retour progressif vers la lumière (dont la diffusion de ce reportage est une des étapes) sont tout aussi extraordinaires. L'anecdote du nom de quartier de Détroit sur lequel percute le journaliste sud-africain est révélatrice: ça semble tellement évident après coup que l'évoquer montre la relative incompétence des chercheurs et le caractère amateur de l'entreprise.
La vie d'homme "normal", enfin. Terriblement banale si on considère le potentiel du bonhomme, tout en se montrant suffisamment singulière pour marquer la différence d'un gars foncièrement différent. Travailler sur des chantiers mais (parfois) en costume, être un employé anonyme mais en même temps candidat au poste de maire. Les témoignages de ses collègues de travail (qui s'expriment -étonnement ?- bien) et surtout de ses filles, montrent le quotidien splendidement banal (ou banalement splendide ?) du type.
Le documentaire.
Les premières secondes troublent. Une surenchère d'effets de mise en scène, un habillage classieux mais un peu trop appuyé font rapidement craindre que le réalisateur, emporté par le merveilleux de l'histoire, n'adopte pas la sobriété qui eut été parfaite pour servir son propos. De fait, une fois connue, l'histoire pouvait se contenter d'un traitement strict. Mais au moment où Malik Bendjelloul la met en chantier, le monde ignore l'existence de Rodriguez et le jeune cinéaste suédois en fait peut-être un peu trop pour être sûr de capter l'attention du plus grand nombre.
Ce n'est d'ailleurs pas dans le déroulé de l'histoire que se situe la petite touche "too much". L'enquête sur l'existence du chanteur est essentielle, d'un point de vue chronologique, pour bien comprendre l'émotion de ceux qui ont révéré ce chanteur cru mort pendant 27 ans. L'apparition de ce dernier au milieu du métrage est une réussite.
C'est plutôt du côté des témoignages qu'il faudra donc traquer l'envie de (trop) bien faire. Des producteurs un peu moins émus et extatiques, une descendance un peu moins hagiographique et on tenait un petit moment de grâce.
Notons toutefois que le sang-froid dont fait preuve l'ex-ouvrier quand il rencontre pour la première fois son public transi est relativement confondant. Une preuve s'il en fallait, que le chanteur n'est décidément pas tout à fait un type comme les autres.
Du coup, que conclure de tout ceci ?
1- que repousser les disques ou l'histoire de Rodriguez pour de mauvaises raisons est inutile: qu'il soit suivi par des madame Télérama ou des bobo Inrocks ne change rien à la qualité des uns et au caractère incroyable de l'autre. A l'heure d'internet, une telle histoire ne sera plus jamais possible.
2- qu'avoir découvert, comme je l'ai fait, le film est sans doute la meilleure façon possible. J'ai d'abord écouté d'une oreille un peu distraite les disques, trois ou quatre mois avant de découvrir le documentaire, histoire d'intégrer les morceaux et les oublier juste ce qu'il faut pour que l'émotion soit parfaite au moment de la séance.
3- le fin mot de l'histoire tient peut-être dans la série de concerts qu'à donné Sixto à Paris en juin 2013. Tout juste potable d'après une grande partie du public qui était toutefois contente d'avoir été là, pour un côté plus historique que musical. Ces concerts, en guise d'épilogue à ma longue critique rejoignent les premières secondes du documentaire et vont dans le même sens: de dos quand il fut vu pour la première fois sur scène pour cause de timidité excessive en 1970, à travers un difficile aveu d'alcoolisme au Zénith 40 ans plus tard, le chanteur n'était sans doute tout simplement pas fait pour ce métier.
Rodriguez, pourquoi avoir mis fin à ta carrière Sixto ?
De toute façon le destin, ce terrible farceur, est venu malicieusement se glisser dans ma note.
Six+ two = eight.
Isn't it ?