Le fond et la forme, le scénario et l’esthétique, l’intelligible et les sensations. Plus d’un siècle d’histoire du cinéma et on en est toujours là, tenu par ce dualisme typiquement occidental consistant à dresser un mur entre : ce qui d’un côté serait digne d’être pensé, et ce que de l’autre il s’agirait confusément de ressentir. Quand bien même un certain Sergueï Eisenstein, grand penseur des formes aujourd’hui réduit à un rôle de vulgaire propagandiste stalinien, théorisait (et pratiquait) dès les années 1920-30 : le cinéma comme un grand tout organique, le spectateur et ses affects stimulés comme intelligence sensible (et en partie inconsciente) au travail.
En ce tournant des années 2010-20, on n’a jamais été aussi soumis au régime des flux audiovisuels. Torrents numériques tous azimuts qui, plus vite qu’on ne pense, nous hypersensibilisent et désensibilisent d’un seul et même flash -- WOOSHH !!! -- façon Men in Black. Les contenus en ligne et le binge watching sont passés par-là, non sans avoir mis un signe égal entre grammaire cinématographique et pure surface cosmétique. Difficile dans ces conditions d’envisager une forme, non plus au service du fond (soit toujours séparée de lui), mais qui, nuance, le supporterait dans sa chair même. Forme pleine qui, à travers l’expérience qu’en ferait le spectateur, produirait quelque chose d’autre, de propre au cinéma.
Bref, c’est dans ce contexte bien peu accueillant vis-à-vis des formalistes, les vrais, que débarque le peu médiatisé Sunset de László Nemes. Sunset ! Un titre et déjà tout un programme, aux airs de pont enjambant le siècle et l’océan pour répondre au Sunrise de G.W. Murnau. Ce que fait effectivement, d’une certaine façon, le jeune auteur du Fils de Saul avec ce deuxième long métrage (1). Mais pas que ! Tant l’ouvrage, à situer quelque part entre les travaux de Béla Tarr, Elem Klimov et Alfonso Cuaron, pense (avec) une forme qui lui est propre… tout en s’inscrivant dans une réflexion plus générale sur le regard en tant qu’interface avec autant que construction de notre réalité.
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Avant que tout change
L’idée à l’origine du projet ? Mettre en image, à travers le prisme d’une femme « portant en elle le destin du XXe siècle », le juste-avant-la-catastrophe (2). Non pas 1914, quand le train est déjà lancé vers le grand suicide européen, mais 1913, et cette Mitteleuropa aux airs de poudrière n’attendant qu’une étincelle pour s’embraser. Voilà pour le fond, et ces faux airs de Porte du paradis. Faux airs parce que la grande forme horizontale si propre à la geste américaine en moins. Sunset étant certes filmé en argentique 65mm (pour un résultat d’une splendeur esthétique digne de The Lost city of Z), mais au format 1.85, optique plus adaptée à son angle d’attaque resserré sur l’individu, claustrophobique et in fine européen. Un fond que l’ingénieux cinéaste traduit dès lors littéralement en fond de cadre et bruit de fond, à l’image de cet incipit : peinture d’époque d’une Budapest au faîte de sa gloire, mais plongeant lentement dans la grande nuit du siècle, celui qui aura fait le pire avec les armes du meilleur. Parce que, eh oui, les meilleures idées de cinéma sont souvent les plus littérales, et parfois aussi guidées par une contrainte assumée.
L’influence de Béla Tarr est d’ailleurs en bonne partie là. Ou comment, en lieu et place de la traditionnelle césure champ/hors-champ, l’ex assistant du maître substitue un champ d’expérience audio-visuel ne coïncidant avec rien d’autre que celui de sa protagoniste ayant la bougeotte : une « zone » à la fois plus restreinte (le jeu sur le flou) et plus étendue que l’espace délimité par le cadre (le hors-cadre sonore). Írisz, c’est son prénom tout sauf anodin, est ainsi tout au long du métrage suivie à la trace et filmée la troisième personne par une caméra plus ou moins myope suivant les circonstances et toujours opérée à la main - mais sans la tremblote qui va habituellement avec ! Alors qu’en parallèle, un très riche et détaillé travail de design sonore met l’accent sur la stéréophonie. Fameux « all arooooouuunnd you » et ses variations de textures et filtrages visant à nous rapprocher encore d’avantage des perceptions de Mademoiselle, pure subjectivité jetée au milieu de l’objectif le plus brut, agité, cosmopolite. Le tout évoquant au bout du compte un long tunnel de sensations louvoyant dans le dédale d’une ville-cerveau, polarisée entre proche et lointain, jour et nuit, haut et bas, conscient et inconscient, ou encore féminin et masculin.
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Dans la brume anhistorique
Premier mystère de fait pour Irisz et le spectateur : cette extériorité floue ou carrément hors-cadre à la marge de laquelle l’orpheline fut rejetée dès l’adolescence. Cet enchevêtrement de couloirs et autres espaces à double-fond aussi, aux seuils desquels il semble d’usage de la maintenir dans un état de semi-ignorance et éternelle minorité : ni complètement outsider, ni tout à fait insider. Juste un nom (Leiter) synonyme de leader mais aussi de führer… soit frappé d’une aura ambigüe (mi totem, mi tabou). La vérité, cette espèce de hors-champ « métaphysique » gardé par un patriarche aux airs de Sigmund Freud (Oskár Brill), lui apparait-elle ainsi filtrée : par une vitre, un rideau, des messes basses dans l’embrasure de porte, un visage indéchiffrable, des phrases à double sens, etc. Et pour cause, on l’oublie parfois mais l’Histoire, sa transparence, sa lisibilité même, sont le produit d’un travail d’ordonnancement a posteriori du passé : la mise en récit causale, spéculative et idéologiquement orientée d’une chaîne d’évènements extraites du chaos comme une impression confuse d’un cauchemar. Construction tout ce qu’il y a de plus artificielle en somme, et donc, pour la narration subjectiviste et élusive de László Nemes, ce qu’il s’agit de déconstruire - malgré la reconstitution historique.
Moderne, l’ambitieux réalisateur hongrois ? En tout cas adepte d’un cinéma du « processus », où le voyage et le pouvoir d’évocation importent bien plus que l’efficacité narrative ou la convention du « réalisme ». Comment lui et ses plumes Clara Royer et Matthieu Taponier procèdent-t-il alors vis-à-vis de ce contexte à ne surtout pas transformer en drame historique standard ? D’abord, on l’a vu, par ce refus radical de l’omniscience de l’historien, à laquelle est préféré le très parcellaire point de vue d’Írisz et une distribution au compte-goutte des informations. Ensuite, via un travail de montage alternant cassures, ellipses et plus ou moins longues plages d’« ici-et-maintenant ». Autrement dit des plans longs ou carrément séquences quelque part entre fièvre immersive et impression de rêve éveillé, d’irréel. La chaîne évènementielle de cette année de tous les dangers ? Le discours téléologique sur les causes de la catastrophe ? Le cinéaste les transforme de la sorte en moire s’enroulant tel un serpent autour du spectateur. Matière vivante et indéterminée, ambiante et plasmatique, concrète et abstraite, avec laquelle il s’agit de faire entrer en résonance (en dialectique dirait Eisenstein) une « expérience humaine » de cet espace-temps précis : Budapest, 1913, une jeune femme en quête de son destin perdu (3).
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Un vice caché
Aussi y-a-t-il au cœur de Sunset un autre mystère dans lequel se mire le premier. Cette énigme, c’est l’intériorité même d’Írisz, autre grand hors champ « métaphysique » auquel on n’aura jamais accès ! Pourquoi ? Parce que catégoriquement refusé par le cinéaste, on l’aura compris, et comme verrouillé de l’intérieur par la présence-absence de l’actrice Juli Jakab (4). Masque sibyllin et parmi de nombreux autres en fait, tant Lázló Nemes et son chef op Mátyás Erdély multiplient les caches et autres calques opacifiant, éclipsant, contournant les visages et particulièrement celui-ci. Chapeau, contre-jour, cadrages lui préférant sa nuque, usage rare mais d’autant plus signifiant du champ-contrechamp, jeu à la fois très expressif et minimaliste, yeux semblant toujours soit ailleurs soit en alerte… : tous les moyens sont bons pour jeter un voile sur le personnage, ses pensées en ébullitions et son passé trouble. Backstory qui, du coup, on le devine parce qu’elle nous attire comme un soleil noir, travaille et gouverne souterrainement les agissements de la déshéritée. Elle, la Hamlet au féminin venue reprendre le fil de sa vie là où elle avait été mise en suspens, comme piégée dans une sorte de limbes utérines (cf. les nombreux couloirs, zones de pénombre et lumières tamisées) et de Grand Sommeil dont le dévoilement final rimera avec Grand Soir.
Elle qui, dès lors, sans cesse en mouvement, dans une manière de chorégraphie heurtée, sinueuse, faite de va-et-vois synchrones avec la moire changeante de l’audio-image, progresse par cercles concentriques se resserrant autour des lieux de pouvoir et vérités occultes de la ville - et par extension de l’Empire Austro-Hongrois. Façon pour le personnage d’opérer dans les arcanes (les tranchées) de son environnement comme le film dans sa narration : circonscrire la béance élue point de fuite de nombreuses compositions picturales (la taverne nommé Le Sphinx entre autres), et creuser, creuser, creuser cette image-écran comme une princesse de conte se jette dans la tanière du grand méchant loup… Ou pour le reformuler sur un mode psychanalytique : comme une progéniture non désirée à laquelle son père-ogre aurait refusé la naissance, transformant le ventre de sa mère en tombeau (le salon de Sissi). De quoi repeindre quelques murs à l’heure de la délivrance, et se retrouver nez à nez avec de sacrées gueules de porte bonheur ! Visages d’un outre-monde infernal et travaillant, sous couvert de la rumeur et des ténèbres, à saper les fondations iniques du monde de la surface. Enfin voilà : c’est l’histoire d’une trouble-fête qui, plongeant son regard dans le miroir d’évènements non encore scellés dans le marbre, y perçoit une inquiétante, bouillonnante, attirante, familiarité…
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La destruction comme cause du devenir
En fait de grand méchant Loup répondant, comme le veut le proverbe, à son invocation par une société légitimant son ordre par opposition à son reflet en négatif, apparait alors ce frère maudit. Sorte de Kurtz romantique et Hadès de l’âge industriel, celui-ci se présente à sa sœur lors d’une scène de bal, sans néanmoins jouer le jeu des conventions. Plutôt au contraire en les faisant éclater de l’intérieur : d’abord par sa façon de sortir de flou par le centre et le fond du plan, le déchirant en deux pour séparer Írisz de l’officier avec lequel elle entamait malgré elle une valse. Puis en disparaissant presque aussitôt, créant dans son sillage une aspiration à laquelle elle ne résistera pas, croyant même l’avoir entendu prononcer son nom… Serait-ce abuser de projeter sur cette épisode une manière de relecture du rapt de Perséphone, lequel serait moins rapt que réponse à un appel ? Ou sur ce couple une de ces dyades mythologiques déclenchant par leur réunion la fin d’un monde et le début d’un autre ? L’épisode en tout cas est une nette bascule : pour le film qui entame dès lors un jeu de miroir inversé entre les univers du jour et de la nuit ; et surtout pour Írisz dont le destin, scellé par sa dernière mue et la magie noire d’une ultime ellipse, sera en définitive celui d’agent de l’Apocalypse. Fille du XXIe siècle et mère du XXe en quelque sorte.
Et l’on pourrait ainsi continuer sur des lignes et des lignes. Non parce que Sunset, par son flou même, autorise n’importe quelle lecture ou délire interprétatif. Mais parce que son exigeant auteur assume totalement la dimension archétypale de son récit - ce en quoi il se rapproche d’Alfonso Cuaron, et plus précisément de Roma malgré un mode de filmage très différent. Symbolisme du Féminin en tant que puissance archaïques foncièrement ambivalente (créatrice ET destructrice) ; référence explicite au poème d’après-guerre The Waste Land de T.S. Eliot (5) ; vision de l’Histoire comme produit d’un éternel cycle de générations/destructions (les incendies) ; attention toute particulière portée aux visages et à leur résistance farouche à la compréhension, comme un précipité visuel de la position dans laquelle nous met la caméra (absolument avec ET irréductiblement extérieur à Írisz) : autant d’éléments faisant l’incarnation paradoxale d’un film dont on hésite à dire s’il est habité ou bien hanté par toutes ces figures qui le traversent. Morts en sursis contemplant l’abîme avec cette étrange envie d’y sauter, et faisant par-là de nous, spectateur, leur témoin impuissant. Conscience juste bonne à sentir qu’il y a quelque part derrières ces yeux insondables le vice de forme fantôme de notre espèce. Seule capable de désirer, penser et orchestrer son propre anéantissement.
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Conclusion
Récit façon littérature moderne d’une quête s’avérant être son propre objet, Sunset passe la scène primitive de la tragédie européenne au filtre d’une psyché individuelle, son expérience labyrinthique du monde et son rapport borderline au réel. En découle cette impression d’une d’angoisse diffuse et rampante. Évocation de l’indicible mal qui allait bientôt submerger le continent sous forme d’un incessant flux et reflux : de la lumière aux ténèbres, des murmures à la cacophonie, de la civilisation à la barbarie, sans vraiment de paliers ou frontières nettes entre chaque pôle.
Refusant par-là l’explicite au profit d’une logique formaliste et intuitive, László Nemes reconstitue finalement moins une époque qu’il nous immerge dans son esprit, ou zeitgheist. De quoi soupçonner chez le Monsieur à la fois une haute estime pour l’intelligence sensible du regardeur et une grande ambition pour le cinéma. Médium capable par exemple, si orienté par un regard oblique, de révéler dans son inimitable singularité ce sur quoi a toujours buté la représentation classique (le génocide industriel dans Le Fils de Saul et sa bureaucratie ordinaire dans le court métrage With a little patience).
Médium capable également, si parfaite rencontre il y a entre sa conception en amont et sa réception en aval, de produire de l’image mentale par-dessus l’image figurée, et de la pensée symbolique par-delà la fable. Le film objectif, envisagé de cette façon (celle d’Eisenstein, on y revient une dernière fois), remplissant la fonction d’intermédiaire entre le film idéal tel qu’imaginé par son ou ses auteur(s), et celui imaginal que se fait dans sa tête le spectateur. Ce qui pour un film aussi peu vu que Sunset, s’ouvrant et se refermant sur un même et pourtant si différent visage, est à la fois bien belle promesse et une sacrée occasion manquée !
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Citations de László Nemes extraites d’un entretient mené par Michel Ciment et Jean-Christophe Ferrari à l’occasion de la sortie de Sunset, Positif, n°697, mars 2019
(1) « […] L’Aurore témoigne de la foi de Murnau dans une civilisation toujours capable de se reconstruire sur des bases humanistes. Sunset est beaucoup plus sombre et rend compte d’une vision cyclique de l’histoire où celle-ci, au lieu de se régénérer, revient à la tentation de l’autodestruction. »
(2) « C’est un projet que je portais en moi avant même de réaliser Le Fils de Saul, mais pas sous cette forme-là. J’imaginais une femme au début du siècle dernier. L’idée était vague : elle impliquait un personnage qui portait en elle le destin du XXe siècle. Le projet a pris forme juste avant le financement de mon premier film. Sunset vient d’obscures interrogations personnelles sur l’Europe centrale, sa littérature, son cinéma, sa peinture et sa photographie. Je ne suis parti de rien de spécifique, mais plutôt d’impressions. […] »
(3) « Je n’ai pas voulu faire un film d’histoire, ni un film politique, ni un film social, ni tracer un chemin balisé. Au contraire, j’ai voulu que le spectateur s’immerge dans le monde représenté pour qu’il suive au plus près Irisz et qu’il commence à s’interroger sur la réalité et la vérité de ce qu’elle voit et ressent. »
(4) « Elle porte en elle quelque chose qui va au-delà de sa personne. […] Il y a aussi, à côté d’une vraie innocence, quelque chose d’inquiétant dans son visage. Il y a un aspect presque métaphysique chez elle et cela faisait partie du projet du film. »
(5) « […] Here is Belladonna, the Lady of the Rocks,
The lady of situations.
Here is the man with three staves, and here the Wheel,
And here is the one-eyed merchant, and this card,
Which is blank, is something he carries on his back,
Which I am forbidden to see. I do not find
The Hanged Man. Fear death by water.
I see crowds of people, walking round in a ring. […] »