Dans les années 60 en Angleterre, un jeune couple fraichement marié se retrouve dans un hôtel de luxe pour la fameuse nuit de noce. Tous deux inexpérimentés, tous deux angoissés. Comme attendu, le couple n'y résistera pas. Marié six heures.

Assez séduit par le roman de Ian McEwan, je voulais voir ce que pouvait donner son adaptation au cinéma. Avec d'emblée une dose de scepticisme : le roman s'attachait à décrire les pensées des deux protagonistes, ce qui est bien difficile à traduire en images. C'est plutôt une bonne surprise : la réalisation est correcte, l'interprétation aussi, ce n'est pas le nanar que je craignais. Le film n'est pas pour autant au niveau du roman, bien que l'adaptation soit signée de McEwan lui-même. Un petit mélo conventionnel, avec quelques fautes graves, ainsi pourrait-on résumer le film de Dominic Cooke. Conventionnel car lesté de clichés.

Sur les deux familles d'abord.

Florence Ponting est issue d'une famille de bourgeois quand Edward vient des classes moyennes. La mère de Florence, coupe de cheveux à la Thatcher, est l'une des rares universitaires de haut niveau à cette époque ; son père est un industriel, très occupé lui aussi. Les aspirations artistiques de la jeune fille sont incomprises (sa mère parle, de façon un peu outrée, de son "crin crin" alors que c'est une violoniste de haut niveau !) et elle est politiquement en révolte contre ses très droitiers géniteurs. Dans ce milieu : de l'exigence, aucune tendresse. On est pratiquant, on apprend ce qui concerne le sexe dans des livres. Lorsque Edward y est introduit, la mère l'ignore quand le père entend lui signifier son infériorité sur un terrain de tennis. Même perdre un jeu est insupportable sur un match de trois sets... Quant au bureau que le pater familias a réservé dans son entreprise à son futur gendre, embauché par pur intérêt pour exploiter ses relations dans les universités, c’est un cagibi... On le voit, Dominic Cooke ne fait pas dans la nuance. Il force aussi les choses dans sa palette de couleurs : les yeux de Saoirse Ronan sont bien plus bleus qu'en vrai, on le constate en visionnant les scènes coupées, pour s'accorder pleinement à sa robe ; le rouge du lit est tout aussi violent, en contraste avec cette couleur froide. Tout cela est un peu appuyé.

Edward a vécu son enfance à la campagne, donc il connaît le nom des arbres et des oiseaux, et c'est cette authenticité qui séduit Florence. On vit à cinq dans une petite maison, on s'entasse dans la cuisine. Comme Florence, le jeune homme est incompris chez lui : tout le monde se fiche de ses très bons résultats scolaires. Madame est une artiste dérangée - vision cliché -, la preuve elle se balade seins nus chez elle et un joyeux bordel règne dans la maison. Monsieur ? On ne sait pas trop ce qu'il fait mais c'est une figure quasi sainte, de patience et de compréhension. Peu d'argent mais beaucoup d'amour. D'ailleurs Florence y sera accueillie à bras ouverts alors que chez les Ponting c'est la méfiance qui prévaut (le fameux "qu'est-ce qu'ils font ses parents ?").

Cette dichotomie est exactement celle qui fut adopté par Sébastien Lifshitz dans son documentaire Adolescentes : les riches sont froids, les pauvres chaleureux et empathiques. Voilà qui ne fera pas bouger les idées reçues.

Reste la musique. Puisque Florence, en tant que bourgeoise, pratique le classique, il fallait à Edward sa musique : ce sera le blues. La musique joue un rôle discriminant dans le couple. Le classique, c'est la musique savante : lorsque Edward décrit ce qu'il se passe sur un blues de Chuck Berry, Florence le traduit en termes solfégiques - tonique, sous-dominante, dominante, les trois degrés du blues en effet. Edward est dans le registre émotionnel, Florence dans celui de l'analyse. Rappelons-nous que le blues fut qualifié dans le monde savant occidental de "musique du diable", en raison de l'intervalle de quinte diminué omniprésent (diabolus in musica au Moyen Age) mais aussi par l'énergie sexuelle qui s'en dégageait. Florence voit en Chuck Berry quelque chose de joyeux, au grand désespoir d'Edward. Elle n'a pas accès à cette musique, pas plus qu'Edward ne peut saisir la subtilité d'un concerto pour quintette de Mozart. Le fiasco sexuel était annoncé musicalement. Assez bien vu.

Malheureusement, la narration est lestée de poncifs en tous genres. Pour exprimer la nervosité, c'est un pied qui trépigne ou une main qui s'accroche à une robe. Pour figurer le coup de foudre, on montre Florence frappée de stupeur lorsque Edward entre dans la pièce. L'histoire d'amour est illustrée à coup de promenades dans la nature, de moments allongés au bord d'un lac et de jeux innocents sur un terrain de golf. On rit ensemble, on se promet mille choses. C'est un peu court, et bien trop banal, pour faire exister la relation. Résultat, quand, sur la plage, les deux se répètent qu'ils s'aiment on a quelque mal à le croire.

Quelques détails font tiquer : cette tache à la joue chez le rival d'Edward (pourquoi ?), les collègues très peu sexy de Florence (on ne peut bien sûr pas faire du classique et être sexy), l'ambiance glaciale des répétitions. Après l'acte, l'épais filet de sperme compact n'est pas très réaliste (mais j'admets la difficulté technique : un gros plan nous eût fait basculer dans le porno, il fallait donc qu'on voie de quoi il s'agit de loin). Et puis il y a la scène de bagarre, avec le personnage du copain d'Edward : l'intello à lunettes. Pitié ! Arrêtez de mettre des lunettes et un costard aux intellos ! Le roman avait au moins la bonne idée de ne pas décrire l'intéressé, autrement que par ses goûts musicaux (il aimait le jazz).

Ce n'est pas tout, car le film va évoluer différemment du livre. Le mariage a pu être annulé puisque "non consommé". Ouf. Quelques années plus tard, Edward est devenu disquaire (exit sa passion pour l'histoire), il a donc la coupe et la tenue ad hoc. C'est reparti pour les clichés : il vit en communauté et enlace deux filles en même temps, une blanche et une noire. Autour d'un verre, il regrette son intransigeance d'alors, quand Florence lui proposa de vivre ensemble en lui laissant une complète liberté. Ironie : on voit à l'oeuvre cette liberté de moeurs alors que Florence, on va le comprendre, a rejoint avec succès le schéma traditionnel. Conclusion : le cas de la jeune fille n'était pas désespéré, il fallait simplement un peu de patience et de douceur. Cela, Edward le comprend lorsqu'il apprend que son éphémère épouse a depuis eu trois enfants. Le film adopte, comme le roman, un point de vue plutôt féministe (notons que dans le roman c'est Edward qui trouvait "chaussure à son pied" sans qu'il soit rien dit concernant Florence à ce sujet) : l'échec du mariage revient surtout au garçon, même si chacun est bien sûr victime de son éducation.

L'amour entre les deux n'ayant pas été assez étayé, ce regret peine à être crédible. D'autant qu'Edward est visiblement à l'aise dans son milieu... Mais ce n'est toujours pas tout, car Dominic Cooke et Ian McEwan ont eu la désastreuse idée de conclure en 2007. Alors que Florence est devenue grand-mère, Edward semble seul. Il apprend qu'un ultime concert du quintette, depuis devenu célèbre, se donnera prochainement. Il va venir se mettre au troisième rang, ainsi qu'il l'avait promis, jeune fiancé, à son amoureuse. D'où les pleurs, par flots. Là, on verse franchement dans le mélo bas de gamme, d'autant que Cooke, plutôt que d'engager d'autres acteurs, a maquillé atrocement Saoirse Ronan et Billy Howle. Ce sont plutôt des monstres que des vieux.

Sur la plage de Chesil est un Nième film sur la difficulté à faire couple lorsqu'on vient de deux classes sociales très différentes. Citons par exemple Pas son genre de Lucas Belvaux, Ce que le ciel permet de Douglas Sirk et ses deux remakes signés Todd Haynes et Fassbinder, Two Lovers de James Gray ou encore le récent Simple comme Sylvain de Monia Chokri. Une dénonciation assez convenue aussi de la société britannique puritaine, dans la tradition du roman anglais féminin. Et, au-delà, une réflexion plus intéressante sur la différence de désir dans le couple. Voilà qui justifierait un autre film, et des moyens cinématographiques plus originaux. Malgré quelques réussites (la raideur bien traduite du repas au début avec les deux serveurs oppressants, la scène d'éloignement du couple sur la plage avec la caméra qui recule pour l'accentuer) et un bande son pour une fois agréable (ah ! les suites de violoncelles de Bach !), le film de Dominic Cooke ne restera pas dans les annales du cinéma. Comme attendu.

Jduvi
6
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le 4 mars 2024

Critique lue 8 fois

Jduvi

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