A peine entrai-je dans la salle, qu’un horrible doute m’empoigna la prostate. La plupart des nombreux sièges occupés l’étaient par des personnes plus âgées que Brigitte Macron. Elles savaient probablement ce qu’elles allaient voir, elles avaient le temps de choisir leurs films avec soin, alors que je prenais toujours mes tickets au hasard des horaires collant au mieux avec mes disponibilités.
Mes craintes furent confirmées dès le générique. Le film tirait son histoire d’un bouquin de Sylvain Tesson, le pseudo-aventurier droitard dont raffolent les lecteurs du Figaro et les fans d’exotisme moisi.
D’entrée, la costumière posait une ambiance. Dujardin crapahute en moyenne montagne vêtu d’une chemise blanche à la BHL aux manches retroussées, d’un élégant gilet de flanelle sans manches, d’une écharpe immaculée visiblement tricotée dans une laine noble et d’un béret à carreaux gris bien de par chez nous. L’image d’Epinal de l’aventurier du XIXème siècle à la découverte de peuplades autochtones. Ici, ce sera d’abord une jeune femme, perdue seule dans sa fermette au sommet d’une crête, qui lui vendra cinq euros ses trois kilos de fromage fait maison. La pauvrette loin de la civilisation n’a visiblement aucune idée du coût de la vie, mais en même temps, ces gens vivent de peu, et savent se satisfaire de ce que leur donne la nature. Dujardin juge qu’il n’est pas préférable, sans doute pour son propre bien, de l’informer et de la payer au prix réel. Toute la subtilité de la réalisation et des dialogues laisse ensuite penser qu’elle s’ennuie quand même un peu, seule dans sa fermette de crevard indigène, et qu’elle se taperait bien Dujardin pour passer le temps entre deux traites de vaches étiques. En gentleman, il déclinera élégamment, presque sans condescendance.
Il rencontrera plus tard d’autres autochtones tout aussi pitoyables, mais il saura rester digne en toute circonstance, et leur faire comprendre, sans les vexer complètement, à quel point ils sont des tocards.
Les très nombreux flash-back montrent ce que Tesson/Dujardin cherche prétendument à fuir en parcourant la France à pieds après l’accident qui a failli le tuer : les valeurs de l’homme blanc occidental réactionnaire de plus de 50 ans. En fait, une seule valeur : la réussite matérielle qui permet de donner libre cours à son amour du whisky longuement vieilli et des cigares cubains qui l’accompagnent. Non, ça ne va pas plus loin. On n’aura pas vu de grosse bagnole allemande, mais on la devine reposant paisiblement dans son garage sécurisé. Bien sûr, sa personnalité exceptionnelle et son charisme infrangible lui permettent d’être aimé de toutes et tous, toutes classes sociales confondues, et accessoirement de partager la couche de femmes comptant la moitié de son âge.
Malgré tous ses efforts de maquillage, le récit pue l’imposture. Tesson est un sale hypocrite, et comme lui, le film joue sur la corde sensible des valeurs réacs de ses clients. La voix-off omniprésente chante la beauté des paysages de la France profonde, rejette le progrès et la folie du monde moderne (!) mais ne propose aucune réelle remise en question de ce même monde. Les rares velléités de réflexion et d’introspection ne passent qu’au travers d’ aphorismes vides de sens. Un exemple ? « Je voulais renouer avec la fiancée qui ne vous déçoit jamais : la liberté ». C’est grandiloquent, mais ça ne veut strictement rien dire, c’est pire que creux, c’est vide. Chez moi, on appelle ça du foutage de gueule. D’autres parlent de langue de bois. Pourquoi ? Parce que tu mets « liberté » dans une phrase, tu fais rêver avec un concept pour lequel tout le monde a de la sympathie, mais qu’aucun ne pourrait définir. La liberté de quoi ? De péter dans la baignoire, ou d’en finir avec un monde moribond ? Vous avouerez que ce n’est pas tout à fait la même chose. Ici, il s’agira surtout de péter dans la baignoire.
Le personnage donc, ne remet rien en cause de son ancienne vie et de ce qu’elle représente. L’accident l’oblige à y renoncer. Et il le fait aussitôt. Il décide, sur son lit d’hôpital, qu’il traversera la France à pied du sud au nord s’il peut remarcher. Son périple est vécu et montré comme une performance, non comme l’occasion de se remettre en cause ou de trouver d’autres valeurs auxquelles croire. Il ne souhaite pas évoluer et porter un regard différent sur le monde. Il s’embarque en réalité dans un égo-trip, puisque, et c’est répété à longueur de scènes, il veut absolument aller au bout, "réussir". Pour lui, c’est l’accomplissement de ce pari avec lui-même qui compte, et non le voyage fait de contemplation et de rencontres qui pourrait lui déboucher les chakras. Lui qui avait gagné la compétition sociale, en accumulant les attributs de la réussite, devant renoncer à ceux-ci parce que brisé physiquement, trouve une autre forme de compétition à gagner pour se prouver qu’il est toujours un homme. Le propos du film s’arrête strictement là. Désolé mon pote, mais t’as rien prouvé. Tu fais effectivement partie du passé.