Quinze ans. Il aura fallu quinze ans à Jennifer Chambers Lynch pour se remettre de l’échec commercial, et surtout critique, de Boxing Helena avant de revenir à la réalisation. Critiques qui furent d’une incroyable virulence («I would love to know why people were so mad at me for telling a crazy fairy tale», dira plus tard Lynch) et l’affectèrent énormément. Après l’inégal Boxing Helena donc (raté, mais pas complètement), Lynch revenait derrière la caméra dans un registre très différent des afféteries érotico-neuneus de son premier film. La fille de David Lynch propose cette fois-ci une sorte de polar qui n’en est pas un, sorte d’étude d’abord théorique (trois différents témoignages autour d’un massacre, trois versions d’une seule et terrible vérité), puis réactive de la violence et de la folie.
Certes, il y a les emprunts cinématographiques évidents à De Palma, à Dahl, à Tarantino et aux frères Coen : emploi d’images vidéo, structure scénaristique à multiples points de vue, thriller sanglant au fin fond des États-Unis, rupture narrative finale… Certes, l’héritage paternel se fait ressentir à plusieurs reprises (et puis c’est papa qui produit et qui aura même droit à l’une de ses chansons utilisées lors du générique final) : après Sherilyn Fenn (Twin Peaks) dans Boxing Helena, Chambers Lynch emprunte ici Bill Pullman (Lost highway) et Julia Ormond (INLAND EMPIRE) à son père, tandis que l’ambiance générale pourra rappeler celle de Sailor et Lula dans cette vision d’une Amérique déglinguée, hantée en profondeur par le Mal.
Mais, globalement, Surveillance a pour lui sa petite singularité qui en fait un objet tordu peuplé de personnages tout aussi tordus (tueurs sadiques, flics pourris, agents du FBI énigmatiques…). Au centre du film, il y a surtout une longue scène très réussie, point névralgique et oppressant (la tension monte progressivement) qui contient en lui le chaos à venir. Trois voitures arrêtées le long d’une route désertique, une famille, deux junkies et deux flics, et plusieurs minutes d’un lent suspens, d’un lent malaise jusqu’à une explosion de sang et de brutalité, événement catalyseur que Chambers Lynch décomposera ensuite comme on démonte un puzzle (pour mieux le reconstruire ensuite).
La révélation finale sait surprendre car, préférant anticiper ses effets et devancer les ultimes secondes du film, elle permet, en arrivant quinze minutes avant le générique de fin, d’interroger les faux-semblants, ce qui est vu, ce qui est occulté et ce qui est compris, et de célébrer aussi un amour déviant, un amour jusqu’au dernier souffle, éclipsant habilement le coup de théâtre attendu (et, éventuellement, déjà élucidé par quelques petits malins). Ce retournement de situation offre à Surveillance un petit supplément d’âme qui n’en fait pas une simple œuvre gadget, mais un film un rien retors et moralement incorrect que la forme, assez médiocre il faut l’avouer (en particulier cette photographie saturée lors des flashbacks), peine souvent, et c’est dommage, à magnifier un minimum.
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