Ô combien périlleuse est l’idée du remake. Les tentations sont nombreuses. Se servir du matériel de base, s’aventurer dans des zones ombrageuses ou alors s’assoir dans une zone de confort pour faire plaisir à un certain auditoire et faire applaudir le fan service : rien n’est donc simple dans le monde incestueux du remake.


Avec le Suspiria de 1977, Dario Argento avait donné naissance à l’une des œuvres horrifiques les plus magistrales du cinéma, portant un soin tout particulier à son environnement chromatique criard et une iconographie impressionnante de la mort. La tache lancée à Luca Guadagnino était donc difficile, voire impossible. En plus de cela, en 2016, est sorti The Neon Demon de Nicolas Winding Refn. L’œuvre du Danois fut largement influencée par celle de Dario Argento : mise en scène baroque et métaphorique, une fille dans une école de mannequinat, la compétition, le cannibalisme et le mysticisme, la concurrence, l’adolescence, le début des émois de la féminité. Beaucoup d’éléments étaient mimétiques à Suspiria premier du nom.


Le projet semblait donc inutile et la pari perdu d’avance. Pourtant, le réalisateur de Call me by your name ne se démonte pas et change diamétralement de regard et offre une réponse passionnante à son prédécesseur en continuant la mythologie, et en lui donnant une envergure tout autre. Fini l’aspect chromatique outrancier et scintillant, Luca Guadagnino opte pour une photographie naturaliste d’un gris âpre. Alors que le film de 1977 s’ouvrait sur une introduction fantastique, celui de 2018 est beaucoup plus simple dans sa mise en route. Alors qu’une jeune danseuse vient voir son psychologue, en lui prétextant qu’elle est poursuivie par ses consœurs qui sont selon elle une secte de sorcières, le film démarre avec finesse et fragilité.


La mise en scène du cinéaste, très littéraire et descriptive, aime décortiquer les éléments du décor, aime scruter les éléments de langage corporel quitte à s’éloigner des carcans du genre. Le montage aurait pu être surcoupé dès cette première séquence, montrant la paranoïa de la jeune femme et accentuant la présence de ses oppresseurs mais Luca Guadagnino se détache des codes du genre. Non pas par snobisme, mais par idée atmosphérique.


Comme lors de son précédant film, le cinéaste a cette faculté de se mouvoir dans les genres, avec cette volonté de faire vivre un environnement, de faire chatoyer le plan et le décor par leur foisonnement. Environnement qui devient alors le premier réceptacle à la compréhension même des personnages. La politique du film, ses références aux mouvements de l’époque, de la bande à Baader, aux conséquences du nazisme, n’est qu’un fil rouge qui sert à unifier cette secte de sorcellerie, cette troupe de femmes qui vivent et s’unissent par peur de disparaitre face à la violence de la réalité de l’humain.


Quittant la romance pour le film d’horreur, le réalisateur utilise pourtant la même ligne de conduite ; et c’est passionnant à observer. Dans le même ordre d’idée, Suspiria contient de nombreux points communs avec Possession d’Andrej Zulawski : un film atmosphérique relatant l’horreur non pas par les codes du cinéma de genre mais par la construction d’une ambiance aliénante, sexualisée et par sa faculté à terrasser son spectateur par des moments de bravoure assez vertigineux. Dans un Berlin politique et en déliquescence, où la mort se trouve à chaque coin de rue, Luca Guadagnino trouve un équilibre parfait. C’est là, que se trouve la démonstration de force de ce nouveau Suspiria. Le film a un nouveau visage, une nouvelle silhouette, un propos un peu autre mais détient la même force de frappe.


Long, fastidieux, le film fonctionne surtout par la fusion et les pulsions autour d’un duo qui s’écharpe, se teste autant qu’il s’adule et se ressent. Call be your name sacralisait et désacralisait la notion de virilité, Suspiria quant à lui, s’aventure dans la féminité et ce qu’elle a de singulier dans un monde mutant, avec ce désir qui s’avère être autant une source d’épanouissement et de libéralisation de la parole qu’une arme qui écrase tout sur son passage. C’est d’autant plus frappant avec l’une des deux scènes traumatisantes du film : la mise à mort de l’une des danseuses, où son corps est écrabouillé et presque démembré par sa synchronisation avec la danse de Suzy.


Alors que Suspiria se veut intangible par son aspect nébuleux, il devient au fil des minutes une œuvre organique qui suinte le désir et le lâché prise face à une chasteté presque monacale à l’image de ces nombreuses scènes de rêveries cauchemardesques, qui mêlent l’idée de l’orgasme à celle de la terreur sanguinolente. Luca Guadagnino se réapproprie le genre horrifique comme Jonathan Glazer s’immisçait dans la SF avec Under The Skin pour analyser le désir féminin.


Ce duo est composé par la jeune Suzy, nouvelle venue dans l’école et la professeure Madame Blanc. Alors que la première passait son audition, en petit comité et de manière presque incognito, Madame Blanc comprit tout de suite qu’une nouvelle entité avait fait son entrée dans l’école et qu’une connexion s’établissait de manière instinctive. A partir de là, Suspiria avance à pas chassés, dilue son atmosphère pour s’appesantir plus brutalement sur son huis clos mythologique et sur l’iconographie mortifère d’une école qui révèle de nombreux mystères. Le mystère de la sorcellerie n’en est pas un, c’est directement mis en place dès les premières minutes du film. De ce fait, aucun pied de nez à l’œuvre originale, et Luca Guadagnino l’intègre parfaitement dans son récit.


Comme dit plus haut, Suspiria s’avère plus politique qu’horrifique, mais cela ne se veut pas forcément uniquement théorique car la danse prend une part importante. L’école de danse n’est pas seulement un contexte, mais une véritable tension dramatique et érotique. Luca Guadagnino filme avec minutie ces corps gracieux, qui éructent de plaisir, qui dévoilent leur puissance, et leur passion par le biais de chorégraphies primitives et animales. Il est là le nerf de la guerre, l’épicentre de ce nouveau Suspiria : quitter la sphère de l’adolescence et de la crédulité du matériel de base, pour donner une puissance à la féminité, son versant organique et sa capacité à combattre la violence quotidienne.


Madame Blanc et Suzy, un duo austère, mais d’un désir vénéneux. Quoi qu’un peu brouillon dans certaines de ses intrigues, la caractérisation des personnages ne se présage qu’à travers l’environnement décrit, ses interactions avec les autres (somptueuse Mia Goth) et cette montée en tension progressive (magnifique BO de Thom Yorke). Suzy est le corps, le souffle de vigueur qu’il fallait à cette fraction, pour pouvoir perdurer. Pourtant, la biche qu’on pensait scarifiée sur le toit de l’autel n’en est finalement pas une et le final nous réserve alors un twist horrifique, gore, apocalyptique, qui en laissera de nombreux sur le carreau. A l’image du projet, le « suspirium » se cache sous une autre « voix ». Magnifique.


Article original sur LeMagduciné

Velvetman
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le 20 nov. 2018

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