Luca Guadagnino a l’air de vouloir s’amuser en alternant projets originaux et reprises de grands classiques. Après Amore donc, Guadagnino revisite La piscine (A bigger splash) façon glam et rock’n’roll. Puis il met en scène Call me by your name suivi, cette même année, d’une nouvelle version du Suspiria de Dario Argento. Évidemment, pas question d’en faire un remake bête et méchant qui singerait Argento sans un minimum de singularité. Il s’agit plutôt pour Guadagnino et son scénariste David Kajganich de s’emparer de la base narrative existante (une école de danse dirigée par des sorcières) et d’imaginer tout autour de nouvelles variations esthétiques et thématiques.
Ainsi, le Fribourg baroque et coloré de 1977 s’est métamorphosé en un Berlin blafard qui ressemble à celui de Zulawski dans Possession, fait de surnaturel, de sang et d’une créature avide de renaissance. Ce Berlin-là, c’est le Berlin des avenues grises et des architectures austères, de la bande à Baader, du rideau de fer et des fantômes de la déportation juive. La douceur et l’innocence de Jessica Harper, elles, ont laissé place à l’aplomb et l’érotisme terrien de Dakota Johnson. Les couleurs criardes et le rouge pop de Luciano Tovoli se sont estompés au profit des teintes sépulcrales de Sayombhu Mukdeeprom. Quant aux accords frénétiques de Goblin, Thom Yorke y préfère ruptures et mélodies lancinantes.
Mais la principale (r)évolution reste l’ajout de ce psychiatre enquêtant sur l’école qui n’apporte pourtant rien à l’histoire, sinon quoi ? Exprimer in fine l’intemporalité de l’amour ? Hors sujet. Pire, et au-delà de l’idée saugrenue de le faire jouer par une Tilda Swinton marmonnant sous trois tonnes de latex, ses irruptions dans le récit sabordent constamment l’ambiance vénéneuse de l’école, la révélation de ses mystères (et de ses horreurs aussi, dont une mise à mort impressionnante tout en dislocations) et la beauté des nombreuses scènes de danse, devenues matière essentielle dans la structure du film (quand Argento négligeait royalement les us de la pratique).
De même que les migrants s’invitaient (de loin) dans A bigger splash, Guadagnino croit bon d’insister sur le contexte politique de l’époque (les exactions de la Fraction armée rouge) sans s’y intéresser vraiment, le limitant à un prétexte, un gadget à caution historique. Et puis que penser, que faire de ce final indescriptible oscillant entre pure démence (on a rarement vu un truc pareil) et délire nanar où l’on ne comprend plus très bien ce qu’a voulu dire et filmer Guadagnino, passé tout à coup en mode Z ? Les enjeux y deviennent incompréhensibles (Suzy serait donc au-dessus de toutes, une "élue" depuis son enfance ?) et le tout laisse l’impression d’avoir grossièrement mixé le pire de Ken Russell avec le meilleur d’Aronofsky.
Bancal et lourd, mal monté, mal agencé (à quoi sert le personnage de Sylvie Testud ?), souvent brillant, souvent raté (diantre, quels affreux ralentis !), Suspiria aurait gagné en densité et cohérence avec une heure en moins, en revenant à ce qui faisait l’essence de l’original (le conte de fées maléfique) tout en s’en affranchissant, ce qu’il réussit en partie. Le film a au moins un mérite : donner envie de revoir les beaux films de Guadagnino (la magnificence tragique d’Amore, la langueur amoureuse de Call me by your name) quand celui-ci savait raconter une histoire et magnifier sa mise en scène (les deux manquent ici), et que ce Suspiria fait soudain amèrement regretter. Et si soupirs il y a, et si soupirs tu entends, ce ne sont bien ceux que d’une déception.
Article sur SEUIL CRITIQUE(S)