On le sait, Tim Burton est avant tout un esthète qui a su imposer au fur et à mesure de sa filmographie une imagerie proprement singulière, laquelle résulte d'ailleurs d'une multitude d'influences classiques du cinéma fantastique. Ainsi, l'oeuvre de Burton, en plus de se diviser en deux périodes distinctes (l'avant et l'après Planet of the apes), oppose continuellement deux types d'esthétiques contradictoires que le réalisateur entremêle parfois pour mieux en souligner l'opposition voire l'incompatibilité.
C'est cette dichotomie visuelle qui constitue une particularité intrinsèque à l'univers burtonien. Aussi, après avoir livré tour à tour au début du millénaire, deux oeuvres (Big Fish, Charlie et la chocolaterie) joyeusement fantaisistes et optimistes, saturées de couleurs diurnes et criardes (non sans y inclure quelques fulgurances gothiques traditionnelles), Burton entreprit de renouer avec la noirceur dépressive de certains de ses chefs d'oeuvres passés.


Dès l'ouverture de Sweeney Todd, la caméra du cinéaste louvoie dans les artères sordides et embrumées d'un Londres victorien à la lisière du fantastique gothique. On y suit le retour d'exil d'un dénommé Benjamin Barker (Johnny Depp), personnage inquiétant et austère dont la chevelure hirsute et grisonnante évoque celle de Christopher Walken dans Batman Returns. Le regard chargé d'amertume et l'esprit entièrement tourné vers le souvenir d'un bonheur conjugal perdu, le sinistre héros burtonien débarque après quinze années d'absence dans un Londres sordide qui n'a plus rien de celui qu'il avait connu autrefois, la splendeur diurne des jours heureux d'antan en compagnie de sa dulcinée (révélé via un flash-back) laissant désormais place à une grisaille perpétuelle, un smog surréaliste reflétant toute la noirceur qui consume désormais l'âme de Barker.
Hanté par le souvenir de son épouse qui lui fut ravi par l'odieux juge Turpin (Alan Rickman) lequel usa de son influence pour emprisonner le jeune homme d'alors et l'envoyer aux antipodes, Barker semble tout à son chagrin, inconsolable et ombrageux, ressassant le souvenir d'un bonheur révolu. Dès son arrivée à Londres, il s'installe dans une chambre mansardée que lui loue une dénommée Mme Lovett. C'est de la bouche de sa logeuse que Barker apprend que sa femme s'est donné la mort en s'empoisonnant après avoir été déshonorée par Turpin. Ce dernier prévoit désormais d'épouser Johanna, la fille de Barker, qu'il a recueillie et qu'il retient cloîtrée dans son imposante demeure.
Fou de rage en apprenant la mort de sa bien-aimée, Barker commence à fomenter sa vengeance, ouvrant une échoppe de barbier dans sa mansarde et se faisant une réputation émérite sous le nom de Sweeney Todd afin d'attirer le juge Turpin et de pouvoir exercer pleinement sa vengeance en lui tranchant la gorge. Mais avant même de pouvoir concrétiser sa vengeance, Barker cède à la folie meurtrière, égorgeant sans discernement chaque clients s'offrant à son rasoir et dont les corps finissent par garnir les tourtes de sa complice et logeuse, Mme Lovett, elle-même secrètement éprise de Barker.


Adapté de la comédie musicale de 1979 créé par Steven Sondheim lequel reprenait une pièce de 1973 de Christopher Bond, elle-même inspirée d'une nouvelle du 19ème siècle intitulée Le collier de perles et qui trouverait son origine dans un authentique fait-divers parisien, le Sweeney Todd de Burton constitue une oeuvre indéniablement à part dans la filmographie du réalisateur. Une comédie musicale certes mais aussi et surtout un film profondément nihiliste, traversé de débordements de violences graphiques inhabituelles de la part du réalisateur. Au point que l'on pourrait aisément qualifier Sweeney Todd de premier véritable film d'horreur de Burton. Pour la première fois de sa carrière, le cinéaste ignore purement et simplement toute la partie heureuse du récit. Le seules visions édéniques, il les escamote sciemment (le flash-back du bonheur conjugal) pour privilégier exclusivement la part sombre et dépressive de son histoire, jalonnée de meurtres à répétition, de gorges tranchées, de viols suggérés et de cannibalisme détourné. Le sang coule à flots, les corps disparaissent dans les tréfonds d'une cave sordide et les tourtes de Mme Lovett se vendent comme des petits pains.


Quant à la détermination de Todd à tuer sans scrupules ses clients, on peut supposer qu'elle découle finalement d'une haine viscérale pour la société qu'il redécouvre à son retour du bagne, pour ces gens qui ont vécus quand lui croupissait en prison de l'autre côté du monde et que sa femme subissait tous les outrages avant de se donner la mort. Dès lors, Barker n'a plus rien à attendre de la vie si ce n'est de soulager sa peine et sa haine par le meurtre en série de tous ces moutons de panurge, hypocrites et tous plus ou moins pourris. La vie humaine n'ayant plus la moindre valeur pour Todd, seule compte désormais sa vengeance. Elle-seule peut-être pourra soulager son deuil comme le croyait un certain Bruce Wayne avant qu'il précipite sa némésis du haut d'une cathédrale.


En attendant l'heure de sa revanche, Todd patiente et s'exerce par la régularité meurtrière de chaque coup de rasoir, dont la netteté rythmique ne s'embarasse jamais du moindre scrupule de la part du barbier-meurtrier (voir en cela la scène où le barbier enchaîne pas moins d'une dizaine de mises à mort le temps d'une chanson de 4 minutes).
Tout à sa haine et à son chagrin, Barker/Todd ne semble plus avoir en lui la moindre parcelle d'humanité. Son regard fixe et désincarné reflète tout autant le vide existentiel de sa personne que l'inaltérable obsession vengeresse qui justifie encore sa présence en ce bas monde. Ainsi, Burton ne s'attache jamais à traduire en images les pensées et les sentiments de son protagoniste, préférant au contraire en faire un personnage distant et totalement marginal, émotionnellement coupé du monde qui l'entoure tout en s'y mouvant par sa seule détermination vengeresse.


A ce personnage autiste, se greffe celui de Mme Lovett (Helena Bonham Carter) qui s'entiche progressivement de son hôte et entretient naïvement l'espoir d'une vie conjugale avec celui-ci. Une utopie absurde que Burton filme non sans ironie lors de la scène de la villégiature dans laquelle les élans romantiques (chantées) de Lovett se heurtent à l'apathie émotionnelle de l'homme dont elle a finit par s'éprendre (Johnny Depp étant alors vêtu d'une combinaison dont les rayures noires et blanches évoquent pour beaucoup le costume de feu Beetlejuice, Burton semble prendre un malin plaisir à s'auto-citer tout au long du film).


Un couple improbable donc auquel vient bientôt s'ajouter un gamin des rues hébergé par Mme Lovett. En résulte une trinité familale illusoire à la lisière de l'antagonisme et qui s'oppose parfaitement à celle suggérée par Burton dans le happy-end (l'un des rares de l'auteur) de son Sleepy Hollow. Au point d'éclater littéralement à l'écran dans une conclusion vengeresse dont l'ultime image imprègne longtemps l'esprit du spectateur par sa puissance baroque et le sentiment de désespoir absolu qui s'en dégage.
Preuve du jusqu'au-boutisme de cette approche essentiellement pessimiste, Burton se désintéresse totalement de la finalité heureuse du couple formé par Anthony et Johanna Barker, seuls personnages positifs d'un métrage presque uniquement peuplé de personnages pathétiques et détestables.


A l'aune de ces élements, il n'est pas exagéré de qualifier Sweeney Todd d'oeuvre éminemment fataliste, certainement la plus noire et la plus cruelle d'un auteur artistiquement schizophrène qui trouvait en cette adaptation musicale de commande le prétexte idéal pour laisser libre court à la part la plus sombre de son imagination tourmentée. Comme si après tant d'années à avoir allègrement flirté avec l'horreur via ses fantaisies macabres si singulières et ses invasions aliens génocides, le réalisateur de Beetlejuice cédait soudainement à ses pulsions morbides les plus refoulées, si longtemps détournées dans des oeuvres dont la poésie macabre et l'humour parfois féroce laissait déjà transparaître une part bien plus obscure.


Mais tout aussi cohérent puisse être ce film dans l'oeuvre de son réalisateur, il n'en reste pas moins l'adaptation officielle de la célèbre comédie musicale américaine créé en 1979 par Stephen Sondheim.
N'ayant que très peu d'attirance pour les comédies musicales live ou cinématographiques, je ne peux que déplorer le choix de Burton de respecter l'identité mélodique du spectacle de Sondheim. Et à l'époque où fut annoncé Sweeney Todd, je ne pense pas avoir été le seul fanboy à avoir salivé à la lecture du pitch, voyant en cette histoire un sujet en parfaite adéquation avec l'univers burtonien et ignorant alors que le film serait en fait une comédie musicale. Si encore la musique et les chansons avaient été signées par Danny Elfman... Mais Burton fut contractuellement obligé de respecter l'identité mélodique du spectacle de Sondheim et d'inclure à son film, chacune de ses chansons originales. En résulte une impression mitigée, comme si l'imagerie burtonienne ne s'accordait que difficilement avec les parties chantées, dont l'identité mélodique n'a plus rien à voir avec celle d'un Danny Elfman décidément indissociable de l'identité burtonienne.


Mais si les chansons nuisent parfois à l'appréciation du métrage, elles ont au moins le mérite de traduire parfaitement les sentiments des personnages ainsi que les enjeux dramatiques du récit. (D'autant qu'elles sont interprétées par les acteurs eux-mêmes). Il faut ainsi voir Barker exprimer tout son courroux avant de brandir son rasoir comme une arme de prédilection dans la chanson My Friends ou encore Mm Lovett essayer de distraire par son chant le sinistre barbier tout en tentant de lui déclarer sa flamme.
Les chansons composant au moins les trois-quart du long métrage, auraient pu fortement atténuer l'impact du film si Burton ne leur apposait pas cette puissance visuelle si particulière, entre gothique victorien et expansivité horrifique. La splendeur funèbre de la direction artistique le dispute ici à une puissance émotionnelle que l'on croyait, et que l'on croit à nouveau, définitivement perdue chez le cinéaste, celui-ci s'enlisant trop souvent dans les compromis artistiques et commerciaux (Alice, Dark Shadows et dans une moindre mesure Charlie). C'est bien simple, si l'on excepte la niaiserie qui se dégage parfois des parties chantées, Sweeney Todd semble enfin raccrocher les wagons avec la noirceur créatrice de ses chef d'oeuvres des années 90.
C'est d'autant plus étonnant que le film intervient dans la partie la plus édulcorée et consensuelle de la filmographie du cinéaste, jurant tant au niveau visuel qu'émotionnel avec la fantaisie chatoyante et un rien désincarnée d'un Alice aux pays des merveilles.


D'une férocité surprenante, porté par un nihilisme désarçonnant de la part d'un cinéaste au parcours définitivement complexe, Sweeney Todd est peut-être avec Batman Returns l'oeuvre la plus viscérale de son auteur. Une "comédie" musicale d'une noirceur sidérante, laissant entrevoir les tréfonds du désespoir d'un homme inconsolable dont la main impitoyable fait couler autant de sang que de larmes. Si seulement ce barbier était le seul personnage pathétique et détestable du film mais il n'est finalement que le fruit rongé par la pourriture de son époque.
Si l'on pourra reprocher une certaine rigidé de la mise en scène, force est de constater que les qualités essentielles du film résident avant tout (une nouvelle fois) dans sa plasticité funèbre, régulièrement entachée par des déchaînements gores qu'aucun amateur de films d'horreur ne pouvait alors soupçonner de la part du réalisateur d'Edward aux mains d'argent.
C'est simple, avec Sweeney Todd, Burton livrait rien de moins que son premier véritable (et probablement dernier) film d'horreur. Une oeuvre à part donc dans la filmographie d'un cinéaste qui, entre fantaisie colorée et noirceur exacerbée, a ici clairement choisi sa couleur.

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le 8 avr. 2018

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Buddy_Noone

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