Sweet Sweetback's Baadasssss Song fait partie de cette catégorie de films à la genèse et à la postérité exceptionnelles. Bien que considéré sans conteste aujourd'hui comme une pierre angulaire du cinéma indépendant américain, il est curieux de constater qu'il reste, tout comme son réalisateur Melvin van Peebles, relativement méconnu en France. C'est pourtant ici, à la Cinémathèque Française, qu'on donna en premier sa chance à l'artiste au début des années 60, lui qui deviendra dix ans plus tard une figure importante du Black Power.


Sweetback est un film de guérilla, une œuvre façonnée avec trois bouts de ficelles qui transpire la détermination et la soif de justice de son auteur. Il faut dire que van Peebles, d'abord peintre, pilote de l'Air Force, conducteur de tramway ou collaborateur à Hara-Kiri avant de se lancer derrière la caméra, est loin d'être un cinéaste banal. C'est un combattant et un formidable débrouillard, rare réalisateur afro-américain à avoir réussi à forcer les portes des studios aux débuts des années 70 pour réaliser Watermelon Man qui tentait déjà de dynamiter de l'intérieur l'Entertainment hollywoodien.
Convaincu qu'il sera pieds et poings liés par les studios, il monte sans le sou Sweetback grâce à un ensemble de stratagèmes astucieux et engagés, dont le plus notable reste l'emploi révolutionnaire d'une équipe de tournage noire issue de l'industrie pornographique pour contourner la censure des syndicats professionnels. Le résultat à l'écran est le fruit d'une aventure humaine et politique saisissantes. Le film, qui contient des qualités esthétiques incontestablement expérimentales, les dépasse par la simple expérience de sa confection. Il est un objet culturel et politique malgré lui, parce que fait dans la douleur, celle partagée par tout la communauté noire persécutée sous l'Amérique de Nixon.

Le funk poisseux et litanique plus ou moins composé en autodidacte par van Peebles lui-même représente très bien, alors interprété par un groupe obscur dénommé Earth Wind & Fire, à des années lumières de leur musique disco à venir, cette ébullition naissante que l'œuvre participe à produire. Van Peebles s'improvise démiurge : tout seul il produit, réalise, monte, interprète le rôle principal, revêt la casquette de script, de directeur de casting et établit un plan marketing inédit dans le cinéma indépendant. Sachant pertinemment que le classement X du film l'enterrera avant même sa sortie, il trouve le moyen de générer des recettes hors des salles, ouvrant par exemple la voie vers la pratique de commercialisation de la bande-originale avant même la sortie du film, technique qui sera réinvestie par la suite dans le modèle économique du Nouvel Hollywood. Le résultat : le plus grand succès du cinéma indépendant de l'année 1971, le totem de toute une communauté et la création inattendue d'un nouveau genre cinématographique, la blaxploitation, que son père illégitime désavouera rapidement tant le concept de négritude y sera évacué par les studios qui n'y verront qu'un filon pour les sauver de la faillite et pour attirer un nouveau public dans les salles.


Le film en lui-même est étonnant et un peu fou. Les traces des techniques issues du cinéma pornographique irriguent ici et là les plans en filtres acides ou en cadrages serrés, là où l'obscurité quasi-figurale des choix de lumière éclaire avec une proximité inédite les intérieurs sombres et sensuels de la maison close mais surtout, courageusement, les accès de violences policières la nuit tombée. Sweetback, clone littéral de son créateur et symbole de force à l'aube d'une révolution sociale, réagit à cette violence en insoumis, refusant lui "de se faire saigner". Il est l'émanessence d'un sacrifie total nécessaire à la cause. Le sacrifice équivoque d'un corps, fonctionnant à la fois comme monnaie d'échange et comme confirmation d'une puissance sexuelle, créatrice, libératrice et métissante. Van Peebles y célèbre de manière à priori saugrenue mais finalement très littérale les racines-même du Black Power : l'affirmation préalable à toute unification du peuple américain, de l'identité noire.
Aussi le film ne pouvait-il pas être classique dans sa forme. La liberté du montage, affranchi de toutes règles de narration et superposée à une bande-son dont les pistes se mélangent avec dissonance coincide avec la volonté de s'extraire des canons imposées par une culture dominante rejetée, rendant par la même le film particulièrement impur et déstabilisant. Mais, dans son ensemble cette impureté parvient à traduire l'expérience frénétique de la folle cavale tout en documentant de manière frontale une réalité brute que tout le monde sait mais que personne jusqu'ici n'avait réussi à montrer au cinéma.


Sweetback n'est assurément pas un chef-d'œuvre, peut-être parce que sa vocation était de ne pas en être un. Loin du concept de film d'art et que l'on superpose souvent au cinéma hors des studios, il souligne toute la puissance du mot "indépendant" : non comme un genre en soi, mais comme ce qu'il représente vraiment, une volonté inaltérable de maintenir les forces couplées de la créativité et du dialogue social à l'équilibre. Son projet à la fois simple et indispensable se résume ainsi par les deux phrases qui ouvrent et ferment le film : une œuvre conçue pour irriguer les salles d'une nouvelle proposition, pour représenter, soutenir et engager la communauté afro-américaine.



"This film is dedicated to all the Brothers and Sisters who had enough of the Man"
"A badass nigga is coming back to collect some dues".


remchaz
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le 18 avr. 2022

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