Beaucoup de choses à dire, sur ce T-34, qui fait partie de ces blockbusters qui servent le softpower russe depuis quelques années (voir ici la cuvée 2019).
En lui-même, le film ne remporterait pas un Oscar. Les protagonistes sont caricaturaux, le jeu d'acteurs n'est pas inoubliable, le scénario ne brille pas par sa finesse.
Mais c'est par le contraste avec la sauce Hollywoodienne équivalente que le film révèle, en filigrane, des aspects intéressants.
L'absence d'individualisme d'abord. Aucun personnage n'a d'intérêt personnel. Pris séparément, on ne connaît ni leur histoire, ni leur enfance. À peine apprend-on que l'un d'eux est d'origine biélorusse au cours d'une scène de combat. La motivation des acteurs-soldats restera patriotique. Le paroxysme est atteint lorsque le groupe de protagonistes prend la décision de garder le char d'assaut plutôt que de sauver leur vie en se divisant en petit groupe. Les dialogues révèlent une naïveté propice au film de propagande :
- On est des soldats de notre grande armée !
- C'est une honte d'abandonner sa monture !
Tout au long de leur périple, les héros se révéleront sans peur et sans reproche face à l'ennemi, si bien qu'aucune scène ne marquera de confrontation ni d'hésitation face à la mission que l'histoire leur aura confiée.
La seule fragilité humaine tient dans le côté simplet d'un des 4 tankistes soviétiques. Cette faiblesse est importante, car elle permet de mettre en exergue la discipline demandée face à la hiérarchie militaire. Le message est clair : la patrie prend sous son aile chaque soldat, même les "moins bien doté par la nature", à condition de rester dans le rang. On est loin de l'icône du "self made hero", vaillant mais impertinent, servi sur un plateau dans la plupart des films de guerre Outre-Atlantique.
La nature, l'homme et la machine
Le véritable protagoniste du film est mécanique. Ce T-34, char de combat moyen entré en service en 1940 au sein de l'Armée rouge est présenté comme le fleuron de l'industrie soviétique. La scène d'introduction, faisant référence à la capacité du char à mettre en échec une division allemande, est inspirée de faits rééls ayant eu lieu près de la ville de Raseiniai, en Lituanie. Le véhicule sert d'alibi pour renouer avec le culte de l'ouvrier, puisque l'héroïsation des soldats passera aussi par leur capacité à entretenir et réparer l'outil de travail avant de se livrer au combat. Mais ce "mastodonte qui consomme trop" est aussi capable de révéler la virtuosité de ses conducteurs lorsque la machine entame un balai Kubrickien sur fond de musique classique, devant un ennemi nazi médusé.
Autre aspect intéressant, la place de la nature, traitée de manière romantique par l'utilisation de la photographie. Le rapport aux grands espaces naturels participe à l'identité du groupe de combattants soviétiques. On sait que l'armée rouge n'aurait en effet pas gagné la guerre sans la prise en compte des grands espaces dans la stratégie militaire. Ainsi, le levé de soleil permet d'aveugler l'ennemi et la forêt protège pendant la nuit. Interrogé sur sa vue excellente et son ouïe fine, l'un des soldats livre son secret : "C'est à force de vivre dans la Taïga". D'autres dialogues servent à alimenter la carte postale de l'ex-empire soviétique :
Les voilà ! les belles montagnes de Tchequoslovaquie !
Nostalgie soviétique, mais pas trop
On pourra se demander de quelle Russie le film fait la propagande. La glorification de l'Armée rouge est un ingrédient incontournable de l'œuvre. Lors d'un échange, deux membres de l'état-major allemand conviendront que s'ils arrivent à remporter le combat face à l'Armée Rouge, la bataille contre les Britanniques sera une bouchée de pain. Ce procédé scénaristique permettra d'aborder le sujet actuellement très sensible de la place des Soviétiques dans la hiérarchie du rapport de force au sein des alliés pendant la Seconde Guerre mondiale.
Mais si les symboles propres à l'Internationale Communiste sont présents, ils entrent en concurrence avec le rapport à la religion. Lors du premier arrêt après leur évasion, l'un des tankistes déniche une icône religieuse qu'il accrochera solennellement au sein de leur machine. Ce genre de référence aurait été totalement absente dans un film de commande soviétique. Dans la Russie de l'ère Poutine, impossible de dresser une fresque historique sans faire référence à la sainte mère Russie.
Un autre aspect à la foi très contemporain et très régressif de ce film tient dans la faible place accordée aux femmes. Le seul personnage féminin sert de supplétif à ses homologues masculins. C'est dommage lorsque l'on connaît la place prépondérante des femmes au sein de l'armée soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. Au contraire, le film se révèle très viriliste, à l'image du régime actuel.
Une dernière singularité du film, plus dépaysante, tient dans la pudeur avec laquelle la caméra met en scène les corps, ce qui distingue la superproduction de l'improbable extravagance avec laquelle la plupart des Blockbusters Hollywoodien mettent en scène la plastique des acteurs. Décidément, le canon du T-34 est d'un autre acabit...