Le dernier film de Wang Bing est, comme tous ses projets cinématographiques précédents, une singulière dénonciation. Non pas qu’il sombre, et ce malgré les risques inhérents au documentaire à visée social ou politique, dans un cliché disons moralisateur, mais plutôt médiateur. Que ce soit la morale ou le média, tous deux sont transferts de savoir-être. En cela, Wang Bing est un relais de ce savoir être et non un critique. Je m’explique.


Il y a dans ce cinéma trois formes de corps spatiaux.


Celui du sujet. En l’occurrence, il s’agit là d’une minorité, le peuple Ta’ang, opprimé depuis des décennies et contraint à l’exil, errant entre les frontières de la chine et de la Birmanie. C’est un peuple perdu, oublié, laissé aux marges de l’histoire, comme il en existe malheureusement trop encore aujourd’hui (pour ne citer que les cas des kurdes, des syriens, des palestiniens ou des suisses)


Il y a le spectateur, qui, principalement occidental (ses films sont censurés en Chine) souhaite s’informer, soit sur le sort réservé aux immigrés asiatiques à l’orée du XXIe siècle, soit au devenir artistique de ce réalisateur chinois qui se démarque nettement du reste de la production cinématographique mondiale et chez qui l’on commence à découvrir une force tout à fait inédite. Faut-il d’ailleurs rappeler que le film est un documentaire, que lui-même est documentariste et que de fait, parler d’art, reste quelque chose d’assez délicat lorsque l’on s’intéresse à la misère réelle, brute.


Et puis il y a ce troisième corps, hybride. Celui de Wang Bing fusionnant avec celui de sa caméra. Une caméra immersive, intrusive, qui donne à voir la réalité, ou sinon, l’image du quotidien dans ces zones oubliées du reste du monde ; celles qui ne méritent pas les diatribes énervées du sacerdoce journalistique, préférant à la misère du monde, la misère cérébrale d’un futur chef d’état américain opportu-niste.


Le premier est nomade, le second est sédentaire et le troisième, voyageur, délivre par l’image en mouve-ment, son regard des uns aux autres.


Chacun de ces trois corps possède un type d’habitat qui lui est propre. Convient-il cependant de définir celui du spectateur sédentaire ? Que ce soit dans une chambre de bonne, un appartement, une maison, un jardin, un hôtel, un squat, ce dernier a un toit et des murs, qui lui appartiennent ou non, qu’ils louent ou qu’ils occupent plus ou moins légalement. La plupart ont une adresse définie, institutionnelle qui permet de les contacter mais surtout de les localiser à tout moment. A la différence du voyageur qui, lui, a décidé de son propre chef de traverser le monde et de voir dans le nomadisme un chemin de vie. Il lui importe évidemment de dormir en sécurité mais sa priorité n’est pas le dedans mais plutôt le dehors. Qu’il ait un toit lui importe également mais que celui-ci soit le sien ou celui d’un autre, cela ne change rien. Il veut éprouver le monde, que ce soit avec l’œil d’une caméra ou le sien. Et puis, il y a ces opprimés, ces familles, ces parents, enfants, amies, amants qui n’ont pas eu d’autres choix que de fuirent leur foyer. Un foyer qu’ils avaient bâtit ensemble, physiquement et sociologiquement. A travers les paroles résignées, les visages désorientées, l’incertitude dévoilée, ce que W.B. filme et ce que Ta’ang dénonce, c’est cette absence de foyer.


Il y a dans ce film trois formes de temps géographiques.


La passé qui se cache et dont on ne saura presque rien ; le spectateur s’échinant à dénicher les causes d’un tel bouleversement. Les souvenirs qui resurgissent à la lueur d’une bougie et qui délient par la nécessité de leurs expressions les langues souffrant d’un mutisme devenu habituel. La peur d’un retour qui transpire lorsque l’incertitude se profile à l’horizon des sensations. Des recrudescences qui par le son d’une artillerie tonnant par-delà les montagnes, prennent la forme de bruits mémoriels.


Le présent qui baigne dans un flottement permanent. La quotidienneté de l’exilé dépeinte dans la lenteur et le calme. Se nourrir, se vêtir, et bien entendu se loger, devient un combat de tous les instants. Un présent, toujours plus actuel, et qui résonne avec celui des spectateurs occidentaux qui, s’offusquant ou compatissant à l’égard des vagues d’immigrés débarquant sur « leur » vieux continent, s’aperçoivent que l’exilé, privé de foyer et de repères, est un être humain déboussolé ayant besoin d’une aide, pourvu qu’elle soit logistique.


Le futur, indécis, imprécis, imprévisible. Celui ce qui se trouve au bout du chemin, de la route et qu’il est impossible de prévoir. C’est un demain identique et pourtant différent, qui se répète inlassable-ment, chaque jour offrant son lot de rencontres, de difficultés. C’est l’inquiétude qui prend forme dans la perspective d’un malheur nouveau ; que le destin nomme acharnement. Le rêve insoupçonné, non-dit d’un lever de soleil plus radieux que la veille et ce, qu’importent les saisons. La promesse d’un foyer dé-cent permettant à la vie d’y refaire son nid.


Ce sont donc des temporalités différentes qui se croisent, se rassemblent, se confondent pour donner une sorte de perspective luminescente sur la douleur muette de ce peuple Ta’ang.


L’habitat devient un souvenir du passé, un besoin du présent et un mirage du futur. Il est fonctionnel selon l’utilité qu’en font les individus, qu’ils soient jeunes, vieux, pauvres, riches, peu importe l’ethnie qui les caractérisent : c’est un foyer. Un foyer que l’on voit comme indispensable, que l’on souhaite confortable.


Il y a dans cet objectif trois figures.



  • La bâche n’arrêtant pas de se défaire, sous l’emprise du vent. Ce campement de for-tune donnant à voir une tribu d’exilés s’organisant comme une grande famille. C’est le premier plan du film de Wang Bing. C’est une maison impossible. Le temps ne peut s’inscrire sur des murs aussi fragiles. Ce temps qui fait son œuvre et marque dans la pensée, des stigmates que l’on nomme souvenirs. Ici c’est l’impossible histoire d’une maison inhabitable car elle n’a pas ou plus le temps de se fixer dans la mémoire d’un hôte.


  • Le ciel nocturne comme isolant ; camouflant par son opacité, réchauffant les esprits. Plan central de Ta’ang. Sa noirceur offre un moment de paix. Sous le manteau de la nuit, tous les résistants, quels qu’ils soient, exilés ou en menace d’expulsion, sont libres de leurs paroles et de leurs gestes. La voûte céleste offre un répit aux tracas du quotidien. Elle berce, laisse dormir ces éternels angoissés qui ont fait d’elle la matrice de leurs rêves. Un espace de lutte, de survie, se met à nu sous la candeur d’une flamme.


  • Le refuge dans le collectif. Dernier plan du film de Wang Bing. Celui dans lequel s’abritent les quelques désespérés qui, ne pouvant aller plus loin, ont préféré faire demi-tour plutôt que de se risquer à avancer. Trouver un ailleurs, car l’ici n’est plus possible. L’environnement les a contraint à se battre ou à fuir, à se réfugier plus loin, à s’abriter plus près, ensemble. Que le phénomène soit urbain ou géopolitique, des cultures entières doivent partir, bafouées, exilées, pour trou-ver un endroit autre. La solidarité devient alors le moyen de former une communauté qui, soudée, trouve un refuge commun face à l’adversité.


Manco_El_Guións
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le 20 mars 2017

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