L’évocation du colonialisme est toujours un sujet tabou dans les sociétés européennes qui s’enorgueillissent maintenant d’être des modèles d’égalité entre les hommes. Dans les faits « les hommes naissent et demeurent libre et égaux en droit », cependant comment le faire comprendre à une génération vieillissante, dernier vestige de ce passé coloniale, pour laquelle la domination des hommes noirs étaient une banalité. Il serait réducteur de catégoriser ce comportement sous un pur racisme, puisqu’ils découlent non pas d’une pensée pseudo-naturaliste mais d’un mode de vie qu’ils ont toujours connu. En effet, comme pour le personnage d’Aurora (Laura Soreval), ce racisme lattant (« négresse », « maudit vaudou ») est la conséquence même d’une enfance où la hiérarchisation était visible et donc indiscutable : le maître était blanc, et les domestiques noirs. D’ailleurs, Michel Gomes continue cette hiérarchisation à travers le personnage de Santa, une bonne noire cap-verdienne. Si la supériorité blanche ne se base plus sur la « race », c’est maintenant le facteur économique qui maintient les anciennes populations colonisées dans une autre forme d’infériorité. Les bases d’éducation qu’Aurora a reçues ne sont alors plus en accord avec le monde dans lequel elle vit maintenant : un Portugal appauvri. Nous avons toujours du mal à imaginer le Portugal comme une puissante nation coloniale. Le film nous plonge alors dans la nostalgie d’une sorte d’âge d’or dont le Portugal doit faire son deuil. Ce « Paradis perdu », en référence à l’appellation de la première partie du film, était une porte ouverte sur l’exotisme et sur la richesse. Des notions que Michel Gomes transforment et incorporent dans la société portugaise appauvrie avec une certaine ironie. La luxuriance des terres africaines ne se résume maintenant qu’à la végétation factice d’un centre commercial.


Si « Tabou » se permet de replonger dans ce passé d’un autre-temps et pourtant proche, c’est qu’il utilise la vieillesse de son personnage pour basculer dans les souvenirs et les révélations d’une Aurora qui n’a plus rien à perdre. C’est de ses délires de crocodiles que part un récit captivant. Michel Gomez joue de la polysémie qu’il crée autour du mot même de « Tabou ». Il ajoute alors la désignation d’un Mont d’Afrique imaginaire. Mais surtout  il rajoute au tabou du colonialisme, les tabous moraux ancrés par la religion que représente le personnage de la pieuse Pilar. Le réalisateur garde la même forme du noir et blanc de manière judicieuse. D’un côté, le noir et blanc est le moment des souvenirs d’un passé figé. De l’autre, il exprime un présent terni par la quête d’un retour à un âge d’or inatteignable. Aurora ne vit plus dans son présent, elle survit rongée par les remords. Michel Gomes le montre par les différentes perceptions temporelles par lesquelles il définit les deux parties. Pendant que le présent bloqué s’écoule avec lenteur de jours en jours, le passé glorieux se consume à la rapidité des mois accéléré par la passion et l’effervescence de la jeunesse. La poésie des images est accentuée par l’audace du réalisateur dans son traitement des souvenirs. En effet, il exclue toutes formes de dialogues. Il y a ici une logique et une cohérence puisque rajouter des dialogues seraient presque mensonger vu la distance de temps qui sépare le moment où les actions ont été vécues et le moment où on en fait le récit. Michel Gomes se rapproche alors au plus près des procédés de mémorisation du cerveau. Il ne retient que des ambiances, des détails comme la chaleur ou le bruit de la savane environnante. Le spectateur entre alors entièrement, presque physiquement, dans ce passé qui pourtant n’est pas le sien. Il ressent la chaleur étouffante de l’Afrique, l’ambiance festive et l’amour naissant.


« Tabou » est un film sensoriel parfaitement maîtrisé qui dévoile un profond amour pour le cinéma et qui représente également le meilleur de ce dernier. Une réussite plastique et scénaristique hors du temps.

Contrechamp
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le 28 avr. 2013

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