« De ton cœur tu ne pourras fuir »

Lorsqu’on commence l’immersion dans Tabou, précédé d’un torrent d’éloges critiques, on ne peut qu’être circonspect par la première partie. D’un rythme étrange, outré dans son approche expressionniste des visages, presque surréaliste dans ses dialogues, le film déroute, et pour être franc, ennuie sévèrement.
Brusquement, vers sa moitié, à la faveur d’un récit rétrospectif, il entame un nouveau départ qui se révélera puissamment fascinant, occultant totalement ses débuts hasardeux sans qu’on puisse en saisir la cohérence et la dynamique générales.
Ce récit d’Afrique a ceci d’hypnotique qu’il joue sur une multitude de tableaux et mêle diverses esthétiques. C’est tout d’abord un film exotique, avec son bestiaire et ses décors, l’innocence d’un regard pionnier sur une terre inconnue où tout prendrait une saveur nouvelle. Le fait de traiter l’image en noir et blanc et de lui donner le grain du début du siècle accroit l’aspect mémoriel et hors d’âge. Sur cet univers se greffe alors une civilisation européenne, ses fêtes décadentes et son insouciance de riche, où l’on s’offre des crocodiles et l’on saute habillé dans la piscine, on monte un groupe de pop et l’on joue avec des caméras amateurs. Dans cet entre-deux où tout semble autorisé, l’adultère est à la fois naturel et exacerbé par le regard d’un monde où tout semble naitre et prendre sa réelle mesure : la nature des temps premiers enthousiasme autant qu’elle exténue ses résidants temporaires.
Ce mélange des genres, baroque et incongru, met en place une alchimie qui, curieusement, fonctionne à la perfection : la beauté iconique des images, d’un voile de moustiquaire ou d’un champ de plans de thé, s’allie aux émotions d’une passion amoureuse gravée dans la mémoire d’un continent et de ceux qui restent pour en témoigner.
Car le grand pari du récit est cette distance qu’on lui confère en permanence : d’une certaine manière, les images données sont presque celles d’un film muet : nous n’entendrons jamais les voix des personnages, mais celle, constante, rétrospective, poétique et usée par l’âge, d’un protagoniste en off qui en est le narrateur. A la richesse iconique s’adjoint une puissance littéraire (évoquée aussi dans la référence à Don Quichotte du jeune homme pratiquant la boxe française contre des ennemis invisible), notamment dans l’échange récité des lettres et la rhétorique amoureuse très classique qui s’en dégage, et que ne renierait pas la Princesse de Clèves.
La recherche de Miguel Gomez semble bien celle-ci : un retour, une remontée à la source du souvenir primal de l’émotion qui grava un sillon ineffaçable dans les cœurs. Dès lors, nul étonnement à voir se manifester cette quête par un voyages aux origines du cinéma, voire du roman d’analyse psychologique du XVIIè siècle.
« En vérité, la profonde émotion que je ressens près de vous me place dans un nouveau territoire, effrayant et inconnu », écrira Gian dans sa lettre de rupture. L’Afrique, métaphore gigantesque d’un continent appelé la jeunesse, va donc céder sa dimension géographique à sa précarité temporelle : avant qu’on la quitte, on la souille, et le meurtre passionnel déguisé deviendra le déclencheur d’une guerre coloniale.
On rentrera au pays en respectant les exigences de silence ; par pudeur ou distance, on les effacera du récit, mais l’acuité des images, force de ce film singulier, seront à même de restituer toute la beauté révolue d’une passion dans le berceau du monde.
(7.5/10)
Sergent_Pepper
8
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le 3 mars 2014

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le 3 mars 2014

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Sergent_Pepper

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