L’ultime film de Murnau, fleuron du cinéma expressionniste allemand débauché par Hollywood achève un parcours d’un grand exotisme. Alors qu’on voyait déjà poindre quelques tendances documentaires dans City Girl, il s’associe avec le grand Robert Flaherty pour aller filmer la Polynésie. Le tournage sera éprouvant, les désaccords nombreux avec le documentariste, et la légende prétend que Murnau profane un site sacré en y posant sa caméra, ce qui serait en lien avec son brutal décès à 42 ans lors d’un accident de la route, une semaine avant la première de son film aux Etats-Unis.
De mystère et de forces occultes, il est en tout cas question dans ce récit ethnologique, qui, comme dans L’Aurore, fait cohabiter des lieux aux influences puissantes avec la trajectoire d’un couple.
Découpé en deux parties, Le Paradis, puis Le Paradis perdu, le film commence par des images très documentaires qui établissent à la fois un décor luxuriant et la complexité des rites qui s’y perpétuent. Dans ces foules de pécheurs, ces splendides silhouettes élancées, ces scènes de danses se distinguent deux jeunes, par un sourire et des regards de connivence qui sont immédiatement interrompus par le prêtre patriarche, qui fait de la demoiselle une femme sacrée, et donc intouchable.
Tabu est l’histoire d’une fugue, et de la recherche, dans un lieu paradisiaque, de terres plus inviolées encore pour la sérénité édénique des amants. Car la contrée est cosmopolite en diable : les colons tentent d’y maintenir la paix en respectant les coutumes locales, mais assurent aussi leur mainmise sur les lieux. C’est d’ailleurs le journal d’un capitaine qui assure la fonction des intertitres, comme pour excuser les artifices face à ce monde qui devrait se suffire à l’image.
Au Tabou qui touche la jeune fille répond un autre, celui de cette zone maritime dans laquelle il est interdit de pêcher, et que son amant va devoir transgresser pour assurer leur substance.
Récit complexe, Tabu joue sur plusieurs instances : les amants et leur fougue, l’autorité religieuse qui les contraint, et enfin la présence coloniale. Sans être à charge, l’intrigue démonte les mécanismes d’un système qui contraint les êtres, le rapport à la loi, et, de fait, l’impossible accès à un bonheur simple. Aussi paradisiaque soit-elle, la nature reprend ce qu’on lui avait pris, de la même manière que les visions culpabilisantes assaillent les fugueurs, avant que la tragédie ne vienne régler ses comptes.
Conte solaire et noir, Tabu est le requiem exotique de Murnau, et en un sens du film muet : la beauté virginale qu’il donne à voir ne semble pas pouvoir exister sans la perte, le sacrifice et la fin de l’innocence.
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