Cher Friedrich, ou Wilhelm, ou juste Murnau...
Cher F.W. Murnau, donc,


C'est avec une certaine émotion que j'achève le visionnage de tes plus grands films par ton ultime chef-d’œuvre : Tabu. Un film que tu n'auras même pas eu le temps de voir naître, toi qui es parti trop tôt, emporté à quelques mois de sa sortie. Une œuvre qui aurait pu être tuée dans l’œuf. Heureusement, Tabu existe bien, portant sur ses épaules le legs de la carrière monumentale du plus grand génie du cinéma muet. Et le mot est faible. Tu as tout traversé en seulement 12 ans de métier, entre ton premier long-métrage en 1919, Le Cavalier Bleu, et ce testament exotique accouché en août 1931.


Tu as d'abord fait tes preuves grâce à ton cinéma expressionniste, Nosferatu en tête, véritable tableau macabre et délirant d'une maîtrise incroyable, ayant parachevé ta mise en lumière. De l'impressionnisme, de l'obsession de l'image, tu as glissé vers l'obsession de l'Homme, de l'humain : pour peindre la déchéance d'un vieillard dans Le Dernier des hommes ; ou la perfidie d'une femme à travers la mise en abîme ingénieuse de ton adaptation du Tartuffe. Mais tes talents pour magnifier les visages, les expressions, ton travail sur la lumière, les clairs obscurs, le noirs et blancs, n'ont jamais cessé de te suivre pour finalement devenir ta signature, ton sceau, l'empreinte indélébile que tu auras laissée dans l'histoire du cinéma. Le paroxysme de cet esthétisme, je l'ai vu dans Faust, œuvre magistrale en tous points, qui un an avant le légendaire Metropolis (d'un autre réalisateur plutôt talentueux...) vient déjà prouver au monde que tu es le plus grand, le plus ambitieux de ton temps. Et puis vient le dernier chapitre de ta carrière – et de ta vie –, que Faust avait déjà entrouvert : ton obsession pour l'Amour. Avec un grand A. Un amour pur et violent dont tu auras sublimé toutes les formes. L'Aurore, l'une des plus grosses claques de ma vie, l'un des plus grands moments de Cinéma de ma vie, marque le début de mon admiration pour toi. Jamais je n'avais vu des visages aussi beaux, des sentiments aussi sincères, des acteurs aussi bouleversants. J'ai compris ce jour-là que je ne serai jamais plus le même. Il y a eu un avant et un après L'Aurore, et plus généralement un avant et un après Murnau. C'est certain. L'Intruse viendra mettre un point final à cette ode à l'Amour, en prenant le contre-pied de L'Aurore pour mieux les célébrer tous les deux.


Voilà où j'en suis, et où le Cinéma en est en cette année 1931, celle de l'ultime ballade, celle de l'ultime déclaration d'amour à l'Homme et au Cinéma. Tabu. Il me paraissait nécessaire de faire cette petite rétrospective pour savoir comment nous en arrivons à Tabu, et pourquoi ce film s'apparente à un véritable testament, à une dernière lettre qui ne devait pas en être une, mais qui finalement est la plus belle de toutes.


Tabu, c'est d'abord un film en décalage total avec son époque : un film qui a été tourné à Bora-Bora, île paradisiaque et enchanteresse. C'est un film dont la quasi-totalité des acteurs sont des autochtones qui respirent la joie de vivre, qui célèbrent la vie et les dieux ancestraux à travers des rites très codifiés, tabous, que tu as dû d'ailleurs violer en partie afin de réaliser le film. Et comme à ton habitude, c'est à la femme que tu t'en prends, figure de pureté vouée au sacrifice que toi seul arrives à poétiser de la sorte. Tabu dégage une douceur apaisante, entre les colliers de fleurs, le sable, l'eau dont on ressent la limpidité, et rayonne d'une blancheur éclatante. On a du mal à voir le noir dans le noir et blanc, car tout semble blanc, tout semble pur, vierge, intact, à l'image de ce peuple que l'on considérait à l'époque comme primitif, arriéré, et que l'on aurait volontiers colonisé s'il l'eût fallu. Le noir apparaît toutefois avec l'arrivée de l'homme blanc, de l'homme intéressé par l'argent plus que par la valeur symbolique des choses, qui à l'image du colonisateur vient détruire l'insouciance des indigènes. Car toi, tu as choisi la voie de la tolérance, dans un film qui ne sert pas la mise en musée des cultures indigènes que les années 20 et 30 ont grandement prônée, mais qui est une véritable ode à la nature, à la vie, à un amour primitif mais d'autant plus vrai. Tu as quitté la ville de L'Aurore, la ferme de L'Intruse, le château de Nosferatu, l'hôtel luxueux du Dernier des hommes ou les cieux divins de Faust, pour terminer avec le plus simple des décors : la nature. Adieu l'impressionnisme, le maquillage, le grandiose qui ont fait ta renommée, ici tu reviens à l'essence de l'homme, à sa naissance, entre chants et danses qui donnent envie d'être heureux, de sourire, de rire, de quitter ce monde de fous pour aller vivre sur une île, où tout semble plus simple ; où l'argent n'a pas encore tout gangréné, où le geste compte plus que ce qu'on en pourrait tirer.


Avec Tabu, tu communies avec le monde et accouches d'un cinéma essentialisé, défait de tous les apparats – fussent-ils géniaux –, pour chuchoter à ton spectateur, entre deux écoulements d'eau indiscrets, le secret de ton génie : la simplicité. Car en effet, il me semble que tout chez toi, mon cher Murnau, est simple, même derrière les mises en scène magistrales ou les retournements de situation inattendus, tout est toujours très simple en somme. Et tout ton génie réside là-dedans : car il n'y a rien de plus difficile à bien faire que la simplicité. Tabu en est la preuve : un homme et une femme qui s'aiment, sur une île, où un sorcier décide de faire de la belle demoiselle une jeune fille sacrée pour plaire aux dieux, la destinant à rester vierge. Trois personnages, un amour impossible... quoi de plus banal ? Et pourtant, cher ami, toi seul arrives à en faire un chef-d’œuvre. L'innocence des personnages, qui est celle des acteurs eux-mêmes finalement, participe de cette impression de bien-être constant, de joie de vivre intense qui se dégage du film. Techniquement, c'est parfait, comme toujours. Mais tu parviens encore une fois à nous ensorceler, au-delà de la technique et de la réalisation, par une honnêteté et une humilité criantes.


Il y aurait beaucoup à dire sur ce titre : Tabu, et sur toutes les acceptions que le mot prend dans ton film. Il y aurait beaucoup à interpréter sur le message que le tabou des sociétés primitives a à dire sur la nôtre, sur la symbolique de la perle, ou encore sur cette fin tragique mais révélatrice de l'impossibilité d'échapper au tabou (Freud l'avait très bien analysé). Mais je n'ai pas envie d'analyser ce film en profondeur, d'autres s'en sont chargé mieux que moi. Je préfère conserver intacte cette plénitude, ce bonheur que ton ultime chef-d’œuvre m'a conféré.


Je conclus cette lettre en t'avouant que parler de tous ces films m'a noué le cœur, car je me suis souvenu de toutes les émotions que chacun d'eux m'a fait traverser – que tu m'as fait traverser. Et pour cela, je t'en remercie infiniment. Le Cinéma, c'est évidemment des codes, des règles, des critères objectifs qui permettent l'évaluation d'une œuvre ; mais c'est aussi – et tu en es la plus belle preuve – des émotions, une complicité, une intimité, un passion. Je t'aime, mon ami, et j'aurais voulu que tu sois là pour voir que l'art que tu as tant sublimé, notamment avec Tabu, n'est pas mort et ne mourra jamais.


Jules

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