Changer la société sans révolte
Tabou est la dernière œuvre cinématographique de l’un des réalisateurs les plus engagés au Japon, ayant fait de ses films des armes politiques : Ôshima Nagisa. Le tabou, c’est l’arrivée dans une milice armée, le Shinsen Gumi, sorte de garde rapprochée du Shogounat au code d’honneur extrêmement strict, incarnant les valeurs idéales du samouraï, d’un jeune éphèbe androgyne. Perturbant par sa beauté, par sa fadeur aussi, ce jeune homme talentueux mais effacé est le vers qui va faire pourrir la pomme. Est-il homosexuel, ne l’est-il pas ? Tous le courtisent, tous se jalousent… jusqu’au premier meurtre.
À priori, le film pourrait parler de la question homosexuelle dans un corps d’armée viril. En infatigable provocateur, Ôshima Nagisa a dû prendre un malin plaisir à intégrer la notion d’homosexualité chez le samouraï, d’autant plus quand celui-ci est censé représenter l’élite du pays. Mais ce serait effleurer à peine le film que de s’arrêter là. Car l’homosexualité n’est qu’un prétexte.
Si l’œuvre d’Ôshima Nagisa est sur le plan formel extrêmement variée, des caractéristiques fondamentales ne changent jamais. Parmi elles, la dimension allégorique. Dans tous ses films, chaque personnage ou groupe de personnage est le représentant ou l’incarnation d’un état du Japon. La seule chose qui intéresse Ôshima Nagisa, c’est la société japonaise d’après-guerre. Dans Nuit et brouillard au Japon (1960) par exemple, les personnages sont assis à un banquet de mariage. Tous représentent une partie de la société japonaise : le fascisme, la police, la tradition, le communisme, la modernité etc. Évidemment, ce que filme Ôshima, c’est l’impossibilité du mariage de la société japonaise avec elle-même. Dans La Cérémonie (1971), les personnages – modernes – sont écrasés par le poids des aînés qui leur font subir toutes les traditions japonaises, jusqu’à ce que le personnage principal perde la raison.
Pour Tabou, c’est le même procédé. Le Shinsen Gumi représente la tradition japonaise. Les nouvelles recrues, dont le jeune homme, la modernité. Ce qui est intéressant dans ce film là, c’est que la tradition n’étouffe plus la jeunesse. En effet, les lieutenants du groupe sont tous désabusés, fatalistes. C’est que la société change : le Japon vit ses dernières heures d’isolement. Les États-Unis pressent le pays de s’ouvrir, de gré ou de force. L’ordre, la tradition, le code d’honneur, tout cela s’effrite.
C’est dans ce contexte qu’arrivent les jeunes recrues. On le voit dès le début du film. Aucune d’elle n’est convaincue par les règles des samouraïs. Cette scène révèle le film. En effet, le jeune samouraï, sous son air placide, va bousculer et mettre à sa botte toute l’organisation militaire. Allégoriquement, c’est la jeunesse qui fait plier l’ordre ancien, pour établir ses propres mœurs, ses propres règles. Car tous, dans le film, seront impuissants devant lui, fasciné par son magnétisme, son modernisme.
Ayant participé aux manifestations étudiantes en 1960 et 1969, Ôshima s’est sans cesse battu contre l’oppression des aînés, contre la tradition japonaise. Cette lutte est passée par les révolutions étudiantes où la jeunesse s’est confrontée à l’ordre de l’État. Ce que montre Tabou - Ôshima l’a expliqué lui-même au Festival de Cannes - c’est que désormais, la jeunesse ne cherche plus la guerre ouverte avec les anciennes générations. Elle impose ses propres mœurs à la société traditionnelle qui n’a plus d’autre choix que de les accepter, dépassée par sa propre jeunesse. Il n’y a plus de conflit ouvert : tout est dans le non-dit, dans le rapport de force induit, dans le règlement de compte discret. C’est un bras de fer silencieux, une révolution sous-marine. Ou comment la société change radicalement sans recourir aux armes.
L’homosexualité dans le film est prétexte car il ne s’agit pas d’en parler au sens strict. Elle sert d'une part à montrer l’état de fascination et d'admiration des samouraïs et d'autre part à montrer comment de nouvelles mœurs, inconcevables pour l’ordre, parviennent à s’imposer.
À cet égard – attention spoiler – la fin du film est d’une beauté renversante : le jeune samouraï fait imploser le Shisen Gumi lors d’un dernier combat. Il porte le coup fatal non pas en prononçant des paroles bellicistes, mais en prononçant des mots d’amour, avant de porter un ultime coup.