Talking Head
6.6
Talking Head

Film de Mamoru Oshii (1992)

Il y a toujours quelque chose de fascinant dans les films de Mamoru Oshii. Une de ses nombreuses particularités est qu'il s'efforce de ne pas livrer des clés de compréhension de ses œuvres, mais seulement des indices qui selon la sensibilité et les connaissances de chacun mèneront à une interprétation, ou non. Talking Head n'échappe pas à la règle.


Ce qui frappe d'entrée dans le film, c'est son esthétique : il revendique le fait d'être tourné totalement dans un studio qui prend la forme d'une scène de théâtre, rappelant par là Dogville. Mais contrairement à ce dernier, beaucoup d'éléments visuels sont très stylisés : du brouillard épais qui défile à "l'extérieur" jusqu'aux décors parfois oniriques (comme ce champignon géant au milieu de l'appartement d'un des personnages), Oshii est loin d'être minimaliste, malgré son dispositif. Il partage en revanche avec Dogville une même attention portée sur les bruitages sonores, pour créer des extérieurs invisibles mais audibles, qui n'existent dans leur entièreté que dans l'imagination du spectateur.


Pourtant, le film traite au départ d'un sujet très terre-à-terre : un réalisateur est mis à la tête d'un projet de film d'animation, et doit rencontrer chaque membre de son équipe, gérer les délais et la pression de son producteur. Le traitement, en revanche, déjoue les attentes du pitch de base, grâce à une étrangeté et un décalage absurde rappelant David Lynch (et une certaine partie de la filmographie de Takashi Miike). Cela passe par la mise en scène - les lents travellings frontaux et horizontaux rappelent son ultérieur Avalon, avec une même volonté contemplative, tout comme les apparitions de son personnage "fantôme", qui semble piégé dans un monde entre réalité et virtualité (une personnification du cinéma ?) - mais aussi par les personnages presque tous excentriques et semblant tout droit sortis d'un cirque macabre, comme les deux jumelles coloristes, ou d'un cartoon, comme l’haltérophile. Le personnage principal, par ailleurs, se comporte comme un héros de manga (par ses postures et sa diction), et est parfois traité comme tel par la mise en scène (quand il est accompagné de musique très marquée). Le film ne se prive pas non plus de différents effets de lumière, parfois purement théâtraux, et d'une colorimétrie qui tire vers le rouge vif, baignant l'intégralité des scènes dans une atmosphère fantasmagorique. Encore une fois, difficile de faire un traitement moins terre-à-terre.


Il faut en revanche accepter que ce soit un film très verbeux, où le débit de parole dans les monologues peut être agaçant (bonne chance pour suivre les sous-titres anglais !). Car tout ceci sert un but bien précis : donner la vision du cinéma de Mamoru Oshii, qui au vu du nombre de sujets traités dans le film, pourrait former théorie. Une théorie du cinéma, donc, qui n'est pas exempt de banalités, mais qui se révèle très intéressante quand elle s'intéresse à la métaphysique du cinéma (à quoi bon filmer, si les films sont voués à disparaître?), ou quand elle critique le devenir d'un cinéma qui oublie son passé.


On pourrait à juste titre se demander si c'est la place d'un film de fiction de venir théoriser aussi frontalement sur le cinéma. Et c'est bien justement ce qui rend Talking Head aussi hermétique, malgré sa bizarrerie et ses envolées lynchiennes, son intellectualisme peut parfois paraître comme forcé et pas assez intégré à la forme filmique. De plus, le fait qu'il soit segmenté en différentes parties (chacune étant une rencontre entre le réalisateur et un membre de son équipe) n'aide pas forcément à rendre l'ensemble plus fluide et digeste. Mais ses défauts ne sont pas grand chose tant la richesse de Talking Head est ailleurs. D'ailleurs, le film est rempli d'analogies qui l'écarte un peu de son excès de parole : le montage d'un film comme une opération chirurgicale ou encore la caméra comme un énorme flingue.


En bref, pour tous ceux qui s'intéressent à Mamoru Oshii, Talking Head n'est pas un film sur lequel il faut faire impasse, tant il semble révéler une grande partie de la pensée de son auteur tout en esquissant des thématiques et des gimmicks de mise en scène qui seront développées dans ses films suivants. Imparfait, oui, mais il nous offre une véritable pensée sur l'histoire du cinéma, ce qui est assez rare pour ne pas être négligé.


PS : si le cinéma japonais vous intéresse, vous pouvez venir piocher dans ma liste https://www.senscritique.com/liste/Les_oublies_du_cinema_japonais/1704611

Créée

le 31 juil. 2017

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