Une femme, trois hommes, une prison et un manque de profondeur.
Fernand et Dominique sont en prison pour avoir commis un crime tous les deux. Ils partagent alors une cellule. Mais ce n'est pas tout qui les unit - derrière le parloir, ils s'assoient tête à tête avec une même femme, dont l'un est le mari, l'autre l'amant. On prend un grand souffle, tout va bien. C'est d'ailleurs peut-être ce que se dit JC, un des gardiens de la prison, en observant cette scène. Il ne regarde pas seulement une femme qui est au centre d'un triangle amoureux, mais à la fois une femme qu'il a rencontrée la veille pendant une leçon de tango. Et qui l'a lui aussi charmé.
Voilà les relations sur lesquelles est construite l'histoire de Tango libre, comédie dramatique franco-belge du réalisateur Frédéric Fonteyne sortie en 2012. Mais à vrai dire, nous pouvons nous demander s'il est approprié de parler ici d'une "histoire". Il s'agit avant tout d'une situation hors normes communes, peu probable, que le scénario d'Anne Paulicevich ne laisse pas trop développer. Alors qu'on pourrait s'attendre à des conflits mortels au sein de la prison, à ce qu'Alice, la fameuse femme à trois adeptes, aurait de profondes crises existentielles, et à des problèmes que JC pourrait avoir du fait qu'il abuse les règles de l'établissement en étant en contact volontaire avec des apparentés des prisonniers, on n'obtient que peu de traits justifiant l'adjectif "dramatique". En fait, le film ressemble plutôt à une esquisse basée sur l'absurde du thème que d'une narration épique.
L'absurde fonctionne ici comme un espèce de verre qui nous sépare des personnages : il empêche qu'ils soient trop réels, et ainsi le spectateur ne peut pas se plonger profondément dans l'histoire. Le protagoniste principal JC, tel qu'il est incarné par François Damiens, est lui-même absolument détaché de la réalité. L'acteur, qu'on a pu voir dans une position semblable par exemple dans le rôle de Markus dans La Délicatesse des frères Foenkinos, prête au gardien une mimique d'enfant perdu qui s'étonne du tout ce qui l'entoure. Il n'a rien d'attirant, il n'a pas d'humour, c'est un homme parfaitement fade. Ceci est en accord avec la vie solitaire du personnage, où les leçons de tango hebdomadaires représentent l'unique distraction. Associer un tel loisir à un homme qui ne laisse pas voir plus d'émotions qu'un mouton et dont le seul compagnon est son poisson rouge, paraît comme une blague satyrique. Quant à Alice (Anne Panlievich), elle n'est pas beaucoup plus véridique, car ne disposant d'aucune beauté ou d'aucun charme particulier, elle réussit à attirer trois hommes très distincts à la fois. La manie d'apprendre à danser le tango, déclenchée en prison par Fernand qui, motivé par Alice, demande à un prisonnier arménien de lui donner des cours, prive même la prison de son caractère réel.
Les éléments sérieux, qui transparaissent rarement, n'arrivent pas à rompre l'ambiance du comique absurde. Une tentative de suicide ou une crise de famille perdent tout leur poids dans ce contexte. Ceci pourrait être perçu comme un atout, vu la quantité des films qui tendent vers les clichés et le pathos en abordant le milieu de la prison. Mais en même temps, le film finit ainsi par n'être ni comique ni dramatique. L'une ou l'autre des dimensions pourrait gagner en importance à travers les dialogues, mais ce n'est pas ici non plus qu'on trouverait un point fort du film. Et le jeu des acteurs ébranle encore davantage la fragilité du scénario. Une femme séductrice qui n'a rien de séduisant et qui ne manifeste pas de passion pour ses amants, JC qui paraît complètement perdu, incapable même de bien faire un pas de danse. Par conséquence, le film ressemble à une fresque manquant la troisième dimension, aucun des thèmes n'est traité en profondeur. Nous pouvons nous poser la question quelle est la place de la danse clé dans le film. Après une première danse que dansent Alice et JC en fixant leurs visages respectifs comme s'ils allaient exploser de passion tout de suite lors de cet unique moment émotif, on suit les prisonniers piétinant sur place comme pendant une leçon de zumba synchronisée. Le tango sert de fil rouge et unit cette histoire sans histoire, mais n'ouvre pas sur des horizons plus larges, peut-être est-ce dû au fait qu'on n'est pas ici témoin des performances de danse extraordinaires.
Cependant, il faut dire que le côté technique du film est réussi, ce qui empêche que le tout glisse dans un ridicule insupportable. Le montage fait ressortir des images et des angles intéressants, comme au tout début, quand on observe un chat et une main sortant de la grille d'une fenêtre avant d'entrer vraiment à l'intérieur de la prison. L'absurde du scénario et des personnages est ainsi récompensé par le souci du détail de la caméra.
Et c'est la nomination pour le meilleur montage pour Ewin Ryckaert au festival Magritte du cinéma qui paraît être vraiment méritée ; il est difficile à croire que le film ait obtenu le prix spécial du jury du festival Monstra de Venise 2012 et le Grand Prix de la compétition internationale au Festival du film de Varsovie la même année. Le film est facile à regarder, s'écoule vite et l'idée du scénario est assez originale, mais il manque d'intensité.