L’œuvre d’art a cette fascinante singularité de pouvoir briller par son dysfonctionnement : lorsque l’amateur décide d’y chercher davantage que du divertissement, il accepte de prendre en compte ses résistances, et de voir dans les aspérités des choix qui pourront s’avérer parlants. Il se rend ainsi disponible à l’audace, la provocation et la singularité de certains auteurs, leur laissant, un temps du moins, la possibilité de le conduire vers des voies d’expression inexplorées.
C’est ainsi qu’on peut aborder Tár, ample projet de Todd Field qui suit sur 2h40 la destinée d’une cheffe d’orchestre du philarmonique de Berlin, dont l’exposition a tout pour fasciner. Bien décidé à restituer l’aura d’une personnalité d’exception, le réalisateur prend, littéralement, son spectateur de haut, l’écrasant par la prestance d’une maestro en pleine possession de son génie. Pourtant, quelque chose cloche d’emblée, dans cette première heure dénuée de tout orchestre, où l’on verbalise à outrance dans une interview, ou lors d’une masterclass époustouflante de virtuosité, plan-séquence de dix minutes durant lequel Cate Blanchett mérite déjà toutes les distinctions imaginables. Lydia Tár est brillante, possède les lieux de prestige qu’elle arpente, méprise les robots de la nouvelle génération et les prétendants plus laborieux qu’elle à son trône.
Évidemment, quelques éléments présagent de la fin d’un âge d’or : un plan augural filmé à travers un téléphone portable désacralise une figure prise à son insu, dans la lignée du sadisme iconoclaste d’un Haneke, et les mentions régulières à l’écart avec la nouvelle garde attestent d’un frémissement pouvant prendre la portée d’une grogne.
L’intérêt, dans cette restitution d’une chute, consiste évidemment à faire de la figure du prédateur fustigé par la génération MeToo une femme, qui, grisée par son talent et le pouvoir, reproduit tout ce que le patriarcat a pu faire avant son arrivée, manière habile de montrer la faiblesse de l’homme en tant qu’être humain, et non genre.
Mais cela ne suffit pas à Todd Field, qui croit nécessaire de multiplier les pistes pour attaquer de toutes parts sa protagoniste, en convoquant les ressorts du thriller (les envois mystérieux) et les possibles signes d’aliénation mentale dans un registre qui n’est pas sans rappeler la lourdeur de Black Swan. En s’égarant dans des intrigues secondaires (la fille harcelée à l’école, la chute dans le squat) et prétendant restituer l’enlisement d’une protagoniste, le récit s’embourbe. La réflexion sur la perte de contrôle reste pourtant intéressante : les scènes de conduction d’orchestre sont souvent passionnantes, et le découpage à venir du plan-séquence en montage pour le bad buzz est une leçon assez édifiante sur l’évolution de la communication contemporaine ; mais elles sont malheureusement le prélude à une surenchère dispensable qui vise, presque avec sadisme, à démunir, abîmer physiquement et mentalement celle qui se croyait intouchable, jusqu’à ces apogées assez ridicules lors du concert assuré par le rival.
L’épilogue lui-même laisse un peu songeur sur ce qu’il finit par raconter, dans cette carrière de seconde zone où la pop culture d’une génération décérébrée serait considérée comme le purgatoire d’une déesse exilée de l’Olympe. Comme si la jeunesse, ayant pris soin de faire tomber la figure d’autorité par le montage malhonnête de ses propos, l’asservissait désormais dans un déclassement culturel indigne, mais propre à satisfaire une nouvelle génération incapable d’accéder à la grandeur nécessairement torturée du génie.