Tár est dans l'air du temps, et a hérité de bien de ses défauts. Intrigue sans originalité, analyse pseudo-profonde et méta de l'art, thématiques vues et revues sans pour autant offrir de nouveau point de vue, scènes toutes faites pour offrir à Cate Blanquette son Oscar, fin ouverte à souhait...
Mais de tous ses défauts et toutes ses facilités on pardonne volontiers Tár, car c'est là un film tout bonnement hypnotique que nous livrent Todd Field et Blanchett, et cela pour plusieurs raisons. La séance débute donc (après un générique très long et ennuyeux) sur un Ted Talk où un journaliste déroule tout le CV de la grande chef d'orchestre:
Lydia Tár is many things.
Si d'entrée de jeu le spectateur croit connaître ce personnage sur le bout des doigts, il comprendra rapidement son erreur. Il s'agira de vivre durant quasiment trois heures aux côtés d'une femme à la fois touchante et haïssable, dans son intimité et sa vie publique. Un personnage qui crie avec confiance et bien haut sur les toits ce qu'il est, et se dévoile dans toute sa fragilité lorsque seule ou confrontée à elle-même. Ainsi, ce personnage serait donc clair comme le cristal. Cependant, il se révèlera absolument insondable: lorsque le spectateur croira l'avoir cerné, le réalisateur placera habilement une anecdote sur son passé qui remettra tout en cause. Ainsi, dans ses moments les plus fragiles et artistes, Lydia Tàr se révèlera être aussi orchestratrice des plus sordides coups bas politiques, ou encore faible esclave de son désir.
Avec dans son moniteur une Cate Blanchett, qui habilement transmet toutes les subtilités du personnage sous une couche de jeu sensationnel à Oscar, reste à Todd Field de nous faire croire et comprendre ce personnage impossiblement complexe. Et ce n'est pas grâce à tous ses faciles coups d'éclats - pétages de plomb sur scène en plan séquence-, mais bien grâce à une maîtrise invisible que la réalisation réussit son pari. Car c’est à travers les scènes qu'il n'est pas donné au spectateur de voir que Field faire vivre son personnage. Individuellement, les scènes en grande partie faites de longs et rares plans, recourent à peu d'artifice de montage. Qu'elles montrent des dialogues, moments de travail, ou de réflexion, elles n'ont d'autre début ni fin que ceux imposés dans la salle de montage par un coupage sec et paraissant quasi arbitraire. Ainsi, on a le droit à des tranches de vie: on fait irruption au milieu d'un dialogue que l'on coupe court; on observe Tár, tendue, longuement patienter en coulisse sans que l’on sache l’occasion. Mais tout ceci, de pair avec le génie de Blanchett qui jongle avec le charisme et la fragilité, nous familiarise avec son personnage et nous en apprend sur lui, du fait qu'on aie l'impression d'assister à des tranches de sa vie.
De plus, ce montage exceptionnel a le mérite de stimuler le spectateur: lorsqu'un scène finit, toujours abruptement, il lui faut à posteriori réfléchir à ce qui vient de se dérouler, et comprendre la scène dans laquelle il fait irruption. Dans ce flou fascinant il reste assez d'informations pour ne pas le perdre ou le pousser à l'abandon; une demi-seconde d'étonnement et de réflexion suffit pour garder, pendant 2h40, le spectateur rivé sur sa chaise. C'est donc dans les ellipses qui arrivent sans crier gare et les scènes qu'il ne nous ait pas donné de voir que, comme dans la vraie vie, les choses avancent. Si on le croit d'abord sans finesse ni originalité, et si sa fin laisse inutilement sur sa faim, Tár brille par son habileté à dire beaucoup sans rien montrer.