Pendant plus de deux heures et demie, TÁR réussit à nous faire croire à l’existence d’un pur personnage de fiction, certes inspiré de figures réelles telles que Marin Alsop, à tel point qu’une seule envie nous taraude à la sortie de la salle : nous procurer l’ouvrage écrit par la cheffe, ainsi que ses vinyles, ainsi que les captations vidéo de ses nombreuses orchestrations. L’ouverture a l’intelligence d’introduire la cheffe par le biais d’une rencontre dite masterclass entre un animateur et un public venu en foule : ce choix d’écriture, qui donne lieu à une longue séquence d’échanges passionnants sur la musique et sa direction, ancre dès le début ladite célébrité dans notre réalité. Dès lors, ce gage d’authenticité constitue un vecteur émotionnel précieux grâce auquel suivre l’évolution et la lente destruction de sa carrière : comme elle, nous sommes victimes de bruits parasites, de sons, de cris perçus lors d’un footing sans qu’ils soient identifiés ; comme elle, nous nous amusons à rejouer au piano les deux notes qui proviennent d’un appareil situé hors de l’appartement ; comme elle, nous interrogeons la légère mais certaine modification de l’environnement familial, depuis ce métronome qui se déclenche en pleine nuit jusqu’au vol de partition, en passant par la sollicitation maladroite de propriétaires soucieux d’organiser la visite du studio voisin sans « bruits », comprenons sans que l’artiste ne joue.
Le long métrage représente alors dans un même geste l’incompréhension du génie, comme le faisait Miloš Forman dans Amadeus (1984), et l’incapacité qu’il rencontre à se soustraire au fonctionnement du microcosme auquel il appartient, et de la société dans son ensemble : en ne jugeant jamais Lydia du point de vue de la morale, en veillant uniquement à la célébrer comme elle célèbre les compositeurs qu’elle ressuscite, il révèle le poids de la morale et de la rivalité qui peu à peu l’écrase tel l’albatros baudelairien dont les « ailes de géant l’empêchent de marcher ». Cette morale nourrie de bienpensance et de préjugés stériles, Tár la combat d’ailleurs dans les formations qu’elle dispense, allant jusqu’à détruire un étudiant parce qu’il refuse de jouer Bach pour raisons idéologiques – et par bêtise.
Et c’est là que le film gagne en complexité : cette cheffe d’orchestre, animée par sa passion pour la musique au point de négliger le reste – elle n’a pas de domicile fixe, dispose de boîtes étiquetées « argent » ou « papiers » dans son placard, voit peu sa fille –, entretient le feu qui la consume. Elle qui critique ouvertement les réseaux sociaux devant ses élèves, a su les utiliser autrefois pour liquider l’une de ses créatures ; elle qui affiche publiquement ses préférences sexuelles et ses coups de cœur, est surprise de la crise de jalousie de sa compagne. Néanmoins, ce retour de bâton n’est jamais complaisant ni recherché par un long métrage emporté par la musique, transporté au gré des avions dans différents pays : on y parle anglais, allemand, français, italien avec une aisance remarquable, on y cultive la perfection, on y vit tout simplement. Rarement une œuvre de cinéma aura su articuler peinture des tourments d’un génie avec la quête d’un absolu esthétique, les rendant toutes deux indissociables. Un chef-d’œuvre incarné par une Cate Blanchett éblouissante, qui trouve ici son meilleur rôle au cinéma – c’est dire !