Un scénariste en devenir, hagard, au flegme presque israélien malgré ses papiers résolument « arabes », se traîne chaque matin de Jérusalem où il habite, à Ramallah où il travaille. Sa rencontre avec un officier israélien au check-point va donner une tournure très nationaliste au soap opera palestinien qu’il co-écrit…



Chroniques intimes



« Je travaille avec les personnages plus que sur les messages politiques. » (« I work with the characters more than the political messages. »)
Ainsi le réalisateur et scénariste Sameh Zoabi tente-t-il de se détacher d’une guerre qui aura poursuivi chacun de ses films. Là encore, il met en scène une réalité quotidienne qu’on ne saurait qualifier de banale, mais où la focale s’attarde d’abord sur le héros. Le conflit israélo-palestinien y est une toile de fond qui exacerbe les inimitiés et révèle des expériences humaines.


Lors de cette 137e Cinexpérience du 21 mars, le réalisateur arabe israélien, insiste sur son envie de montrer des « vies ordinaires » au quotidien, lui qui connait si bien « les deux réalités et leurs stéréotypes », qui sont comme chacun sait « le matériel parfait de la comédie ». Habitant désormais aux États-Unis, il est en effet né dans un village arabe musulman près de Nazareth, en Israël.
Fait parfois méconnu du grand public, comme Salam le héros du film et son créateur Sameh, plus de 20% de la population israélienne, soit 1.7 million, est composée d’Arabes, qui se considèrent souvent comme Palestiniens et revendiquent leur religion musulmane. Ils vivent notamment à Jérusalem (si le sujet vous intéresse, voir à ce propos mon article).
Leur démographie galopante est souvent considérée comme une supposée « menace interne » pour les Israéliens, qui redoutent l’infériorité numérique qui affaiblirait leur position dominante.


Préférer les salons où trônent les téléviseurs des habitants de Tel-Aviv et de Jérusalem aux champs de bataille de Gaza et aux colonies de Cisjordanie répondait également au « challenge créatif » rencontré par Sameh Zoabi de « ne pas raconter la réalité telle qu’elle, car tout le monde la connait ».
De par l’immédiateté de l’information véhiculée par les réseaux sociaux et les médias d’actualité en continu, ce conflit éminemment médiatique est en effet observé sous toutes les coutures. Ce sont paradoxalement ses aspects presque ordinaires qui restent inexplorés.



Le spectre du conflit



Mais cette comédie acerbe ne s'abrite pas derrière le rire pour évacuer son sujet. « La réalité militaire affecte les peuples des deux côtés, notamment mentalement, car les deux tentent de défendre leurs récits respectifs », leurs versions des faits, explique Sameh Zoabi.


Il confirmera que son scénario est bien à comprendre sous l’angle de la métaphore. Là où l’officier israélien Yehuda – et par son entremise, on le devine, Israël dans son ensemble – souhaite un « mariage forcé » (« mariage by force »), c’est-à-dire une solution à deux états imposée, soit la situation actuelle, Salam sait qu’il y a besoin d'un pied d'égalité pour construire quelque chose.
C’est pourquoi les deux personnages se rencontrent finalement en dehors du checkpoint. Salam choisi pour lieu un bar à houmous, ironiquement érigé en symbole de réconciliation des deux peuples.


Impossible de ne pas caser au passage quelques blagues sur le (supposé) médiocre goût israélien en matière de houmous.



Péripéties de tournage



Il n'en dira pas plus, mais travailler avec des producteurs de toutes les nationalités, aux avis bien tranchés sur la question israélo-palestinienne et la manière d’aborder le film, semblait être un véritable casse-tête. Chacun y allait de son petit conseil, et tous les écouter aurait été schizophrène.
Par ailleurs, pour questions logistiques, et jusqu'au jour même du tournage – lui-même très agréable –, des changements au scénario de dernière minute durent être décidés.


Afin de ne pas briser l’alchimie subtile instaurée entre les acteurs, le réalisateur prend soin de ne pas diriger ses acteurs « comme dans une comédie », mais comme s’il s’agissait d’une réalité crédible.
En résulte un humour « à froid » et chargé de sens, d’autant plus efficace qu’il tranche avec le « soap opera » surjoué, et dénué de sous texte – (paradoxalement ?) plus difficile à écrire. Celui-ci, centré sur une intrigue romantique d’une espionne palestinienne tendant de déjouer les plans d’un charismatique général israélien durant la guerre de Six Jours, reste compréhensible par tout un chacun même en l’absence de références.
Le soap opera apparaît là aussi comme un objet universel, regardé par tous sur le petit écran, ici les Israéliens compris. Il permet aussi une mise en abyme, car pour son public, il constitue une réalité bien plus proche que le cinéma lui-même, qui est fiction.


Et quand au titre, pourquoi « Tel Aviv On Fire » (qui est aussi le nom du soap) ?
« Je cherchais un titre qui allait énerver tout le monde » sourit Sameh Zoabi.
Il aura plutôt réussi à faire collectivement rire Palestiniens et Israéliens.


Sans arrière-pensées, ou presque.

Lucie_L
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le 3 avr. 2019

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Lucie L.

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