Ce qu’il y a de bien avec les films de Christopher Nolan, c’est qu’il y a toujours un semblant de matière pour débattre. J’imagine qu’on aura toujours les mécontents d’un côté qualifiant son cinéma de faussement intellectuel pour cacher ses lacunes en tant que conteur, quitte à déblatérer sa mauvaise foi en le pointant du doigt comme un péteux qui se croit plus malin que tout le monde et exaspérant sur le plan verbeux. Et de l’autre côté, les fans qui préjugent de manière excessive avec des impressions diamétralement opposés aux antis Nolan, parfois en étant réducteur sur sa filmographie avec sa trilogie The Dark Knight ou Inception pour le mettre sur un panthéon et en faire un incontournable (bien que sur quelques points je m’identifie un brin à cette deuxième tranche de spectateur même si j’aime peser le pour et le contre quand c’est faisable) ou même en décidant de mettre le tout dans un même panier.
Et en cette période trouble, quoi de mieux pour tenter de ranimer pleinement les salles de cinéma (en plus de multiple ressortie de film comme Le Grand Bleu, Elpehant Man, King Kong, Spiderman, Akira ou encore Titanic) que d’y aller avec une tactique à double tranchant pour la Warner et Nolan, n’est-ce pas ? Soit ça rapporte et ça ranime la fréquentation des salles de cinéma et le moral remonte, soit ça s’écroule et un des auteurs les plus intéressants de ces 15 dernières années devient une victime de circonstances malheureuses. Ce qui serait cruellement ironique pour un film qui permet à Christopher Nolan d’atteindre le chiffre rond dans le nombre de ses réalisations.
Pourtant, une fois que l’on entre dans Tenet, l’introduction et sa transition vers la mission même du Protagoniste vont malheureusement nous confronter aux poncifs de manière bien frontale. Quand bien même on peut rapidement constater que Nolan ne perd rien de sa manière de rendre trépidant l’action et la tension sous l’œil de son objectif :
lors de l’attentat déjoué à l’Opéra de Kiev en Ukraine,
on sera content de constater que Nolan n’a rien perdu de sa manière de découper l’image et de rythmer l’action en privilégiant l’effet réel à l’effet numérique très réduit.
Il sait qu’il n’a pas besoin de faire dans le tape à l’œil dans le filmage et il l’avait déjà démontré à merveille avec Dunkerque : les points de vue variés, le chaos sonore des coups de feus, les angles et les cadrages simples mais précis et frontal, l’entrée en scène du Protagoniste joué par un bon John David Washington et la première inversion temporelle, sur le coup l’immersion et l’entrée en matière sont percutants à faire serrer les tripes puisque le tout semble savoir ou aller et comment nous mettre dans le bain.
La qualité du montage image et de son découpage sont une chose dûment maîtrisé, mais la qualité sonore c’en est une autre et ça réussit la prouesse d’être aussi pétaradant et assommante que dans Dunkerque pour ne pas dire qu’elle nous défonce les esgourdes. Le passage d’Hans Zimmer à Ludwig Göransson n’a rien changé à ce problème et même si elle joue un rôle en terme de tension et de stress, il y a une telle cacophonie au mixage sonore que ça devient plus envahissant qu’autre chose (aucune idée si ça venait de mon cinéma mais dans ce cas là, faut revoir les bass. Si ça venait du film, alors il faut mettre des écouteurs au compo pour qu’il comprenne que faire péter le son n’est pas judicieux pour immerger dans une catastrophe ou dans l’urgence d’une séquence). Autant j’acceptais cet écueil dans Dunkerque, autant là ça me paraît surprenant que Nolan n’ait pas été plus sévère sur l’utilisation de la musique.
Mais là ou ça étonne encore plus, c’est le traitement apporté par Nolan vis-à-vis du Protagoniste qui reprend ce qu’il avait déjà fait avec Dunkerque : prendre un monsieur tout le monde mais cette fois en le plaçant au centre des missions d’espionnage et de la boucle temporel… mais là ou dans Dunkerque ça avait une logique et constituait un parti-pris au service de la retranscription des faits en temps réels, là ça dessert totalement notre implication ici avec ce que le Protagoniste traverse. On ne sait pas ou il veut aller précisément, ni d’où il vient, ni si il a eu des attaches et tout ce qu’on retiendra de lui c’est qu’il est professionnel, consciencieux dans ce qu’il entreprend mais qu’il a des remords à devoir se salir les mains vis-à-vis des gens non impliqués dans son travail en dépit du protocole. Et personnellement, ça ne m’a pas suffit à faire un bon personnage.
Vous me direz probablement qu’un espion est censé faire preuve de confidentialité et que l’occultation de sa vie privée avant le test et le projet Tenet est un parti-pris, mais dans le cas ou on a un héros en grande partie dans le clair obscur d’un univers qu’il découvre, les qualités professionnelles ça suffit pas à le trouver intéressant ou à éprouver de l’empathie. D’autant que contrairement à James Bond dans le premier film de la franchise (parce qu’il y a des allusions évidentes), le Protagoniste est loin d’avoir des instants l’iconisant pour en faire une figure spécifique ou un héros Nolanien (Cobb et les deux magiciens de Le Prestige étaient bien mieux développés de ce côté là). Et cette manie de privilégier la forme et la schématisation d’un ensemble nuit sur bien trop de chose pour faire la politique de l’autruche : l’amitié tissée entre lui et Neal se sent à de rares occasions mais ne touche pas notre corde sensible (alors que paradoxalement on est plus intéressé par l’implication de Neal et le capital sympathie inspiré par Robert Pattinson)
et l’intérêt montré par l’agent vis-à-vis de Kat tenue en laisse par le trafiquant d’arme servant de méchant principal ne touche pas plus que ça non plus (Debicki ne livre pas sa meilleure performance de mon point de vue, sans être véritablement mauvaise elle est par moment assez fade).
Mais la plus grosse tâche de Tenet côté personnage reste à venir. Que ça soit pour le film en lui-même ou sa volonté d’être un film d’espionnage voulant réactualiser la sauce des 70’s, le plus malheureux dans l’histoire c’est indéniablement Kenneth Branagh qui trouve à mes yeux son plus mauvais rôle depuis le bad guy de Wild Wild West. Santor a vite fait d’être une caricature d’antagoniste à la James Bond (menacer le Protagoniste de l’étouffer avec ses bijoux de famille découpés, exercer un contrôle absolu sur tout ce qui lui appartient, et en prime il a les plus mauvais dialogue), et tout l’amour que je porte pour le réalisateur/acteur n’excuse pas une telle erreur de goût. Si ça n’avait été qu’un rôle secondaire mais dirigée par une instance supérieur (comme les mafieux de The Dark Knight : Le chevalier noir), ça resterait tolérable. Mais dans le cas présent : son accent à couper au couteau, son plan, ses motivations, le jeu baroque de Branagh qui n’aide pas à prendre Santor comme une menace crédible en fera très certainement l’objet de bien des reproches auprès des plus critiques.
L’implication émotionnelle est en peine, mais Tenet regagne en revanche pas mal de points lorsqu’il exploite enfin son concept de voyage temporel inversé. On voit à ce moments là à quel point Christopher Nolan et son chef opérateur Hyote Van Hoytema se sont amusés en réussissant à rendre crédible et réel des mouvements inversés dans des mêmes plans ou une même scène des mouvements et des actions allant dans le sens normal du temps
(le corps à corps au Freeport, la course poursuite sur l'autoroute, l’assaut général dans la ville minière abandonnée)
, sans que ça ne paraisse truqué ou trafiqué. Que dire lorsqu’on assiste enfin à la découverte du monde inversée par les yeux du Protagoniste, déjà teasé dans les BA ? Déroutant, étrange, et même en toute sincérité, fascinant dans son fonctionnement et ses règles inversant celui du monde ordinaire. La perte de repère est justifiée à cet instant, les règles cités et évoqués avant la pénétration dans ce monde ont du sens et une nouvelle fois quand l’action intervient à l’écran, ça colle une rouste sévère.
Mais ce concept perd des points en termes de cohérence quand tout cela est lié à la fluidité narrative. Gérer le voyage dans le temps dans une œuvre de fiction est rarement chose aisée mais là plus on avance, plus les détails et les effets miroir sur la temporalité s’accumulent, plus ça devient un foutoir très loin de la conception minutieuse et magistralement géré de l’Inception dans le film du même nom. On en est au point ou Christopher Nolan se sent obligé de trouver une explication pour quasiment tout ce qui touche à la temporalité, aux actions inversées et au fonctionnement du tourniquet temporel. Quand il s’agit des déplacements physiques sous les yeux, ça va encore.
Mais quand on a l’effet miroir entre deux glaces séparant deux pièces par un tourniquet, c’est la fête du slibard et tous les dialogues du monde ne parviennent pas à me faire oublier les interrogations suivantes.
Qu’est-ce que la pince temporelle finalement ? Faut-il obligatoirement voir le reflet de soit à l’envers pour aller dans le monde de la temporalité inversée ? Quelle sont les chances pour qu’un trou dans le continuum espace-temps ne soit pas créer si quelqu’un venait à appliquer la théorie du grand-père (comme quoi on ne serait pas venu au monde si on mettait fin à ses jours par un retour dans le passé) ? Parce que même avec le départ des unités d’intervention de l’autre côté du temps (je suis même pas sûr que ce que je dis a un sens… et j’arrive pas à croire que je sorte vraiment ça sur un de ses films alors que ce genre de critique est plus sujette à être balancé par des antis Nolan), il faut quand même une chance de cocu et une sacrée volonté pour se dire que personne ne se retombe sur lui-même pendant la bataille. A tel point qu’on finit par ne plus savoir si on est dans le monde réel ou le monde inversé durant le final, en tout cas mes repères ont pris un sacré coup.
Je pinaille probablement et cela est peut être dû au syndrome du premier visionnage devant un film qui a un sens multiple qui ne peut être saisi au premier regard (ça ne serait pas la première fois, c’est pas ce qui manque). Interstellar et Inception ont aussi de cela mais ils avaient tout deux la matière et l’équilibre qui manquent à Tenet pour satisfaire notre premier regard et notre première vision. A défaut d’être vide de sens ou d’absurde volontaire sous-entendu
(les agents de cette chasse à la troisième guerre Mondiale étant constamment mis dans le flou, ne sachant même pas s’ils peuvent faire confiance à leurs propres coéquipiers ou à ceux qui les dirigent, et n’étant même pas sûr de véritablement opéré pour éviter une guerre)
, pour un film sur lequel on prétend avoir travaillé depuis 7 ans sur la version définitive, ça devient surprenant de voir tant de régression en terme de maturité après Dunkerque en réussissant presque à s’auto-caricaturer.
Tout le souci du film au premier regard, c’est qu’on a un univers en soit bien construit sur le papier, impeccable dans la technique, dans l’esthétique et dans la note d’intention initiale qui donne beaucoup de piste pour en délivrer une continuité personnelle pertinente dans la filmographie de Christopher Nolan. Sauf que sur l’autoroute qu’est le tournage, le Nono a dû faire un triple salto au volant de sa caméra, à se décarcasser pour que tout soit bien bétonné sauf qu’au final il a prit la sortie la plus hasardeuse. Et si le hasard n’est pas une nuisance tant qu’il sait être discret ou qu’il est utilisé à des fins créatifs, il le devient beaucoup plus quand on a la désagréable impression que celui-ci est grossièrement présent, ce qui m’a semble être le cas de Tenet.
Mais en dépit de sa musique accablante de vacarme, son écriture pêchant avec son concept de voyage dans le temps inversé, son méchant raté et une émotion qui peine monstrueusement à transparaître, Tenet a du bon et on ne pourra pas lui reprocher de ne pas avoir essayé dans les grandes lignes. Christopher Nolan reste un cinéaste hautement ambitieux qui sait parfaitement combler la frontière entre le blockbuster et le cinéma d’auteur mais dont les travers de son style scénique et scénaristique sont bien plus ressortis ici que dans ses précédentes réalisations. Je ne résiste pas à lui donner l’attribut de pétard mouillé, mais Tenet est un pas maladroit nécessaire à Nolan qui peut s’apprécier pour son essai. En priant que d’ici le prochain visionnage, quelque chose se débloque… et si jamais notre première vision devait rester la même, à Nolan de tirer profit de son expérience pour poursuivre sa carrière !