La perte est intégralement entrelacée au temps qui passe. Le cinéma de Christopher Nolan n’a cessé, derrière ses twists fabuleux, ses montages morcelés et ses scènes d’actions grandiloquentes, de parler du deuil de plusieurs manières. Ses personnages principaux sont toujours, d’une façon ou d’une autre, des hommes cherchant à remonter vers le passé pour ne plus regarder en face un futur tatoué par le deuil. Cobb dans Inception construit un cocon de souvenirs dans ses mirages, Batman se drape de noir, l’apparat de ses peurs enfantines, pour vivre au-delà du deuil de ses parents puis de Rachel, Leonard dans Memento poursuit en sens inverse le décès de sa femme et se coince dans une boucle pour ne pas l’oublier. La boucle dans le cinéma de Christopher Nolan, plus qu’une récurrence et un modèle narratif, représente un piège étouffant, une thérapie asphyxiante contre le deuil, une capsule qui va jusqu’à provoquer une spirale de violence comme le décrit parfaitement Le Prestige. Depuis Interstellar, le réalisateur, comme en marche arrière, décide de traiter le deuil autrement. Après une large galerie d’orphelins et de veufs, il présente les êtres avant la perte et qui luttent pour ne jamais avoir à la vivre. Cette terreur obsédante est toujours présente mais pas encore accomplie et désormais, les personnages ne survivent plus malgré mais contre et Tenet est une incessante course contre l’immobilité pour la survie des autres.


[Attention, cette critique spoile allègrement le film, je conseille de le voir avant de la lire]


Tenet s’inscrit ainsi parfaitement dans la continuité de la filmographie de son réalisateur et dans sa volonté de traiter l’affliction à rebours en parlant plutôt de l’avant que de l’après. De fait, le film dresse toute une toile de perte et d’acceptation de cette dernière. Il mêle l’universel à l’intime : l’humanité qui n’accepte pas sa fin est traitée de la même façon que l’histoire de ce Protagoniste qui ne finit plus que par lutter contre la mort de Katherine. Depuis Interstellar, Christopher Nolan a teinté son cinéma d’une double couleur nihiliste et positive. S’il regarde en face la décrépitude d’une humanité brutale et condamnée, il cherche aussi sa rédemption à travers l’amour ou à travers l’espoir. C’est ainsi que dans Tenet, la sphère intime s’immisce dans la fresque James Bondienne de grand méchant souhaitant la fin du monde, car vouloir simplement sauver l’humanité ne suffit pas : il faut vouloir sauver quelqu’un. Le personnage de Kenneth Branagh, Andrei Sator, se distingue dès lors des autres car il ne désire sauver personne, même pas lui-même. Les hommes du futur luttent pour leur propre survie, tout comme ceux du passé et aucun des deux n’a réellement tort car chacun fait ce qu’il peut pour vivre. Sator, de son côté, n’a plus aucune ambition de survie et c’est pour cela qu’il symbolise un antagonisme hors de tout contrôle et de tous idéaux politiques. Il ne se bat pour rien, il prétend vouloir sauver la planète mais ne songe qu’à la détruire et il ne véhicule même plus la volonté de l’avenir, juste la volonté de la destruction. Dans son absolutisme, il est la radicalité morale du film en contradiction avec les nuances des autres personnages. Son extrémisme ne peut pousser qu’à la destruction car il n’est plus dans la boucle mais au centre de celle-ci, ce qui va l’encontre du thème circulaire si cher au réalisateur. Il est un trou noir.


Les autres personnages – même les entités plus floues comme « l’humanité du futur » – eux, au contraire, tournent constamment et c’est ce mouvement perpétuel qui permet l’espoir. Chez le réalisateur, il faut toujours être dans la ligne du cercle et non rentrer dedans (erreur que font la plupart de ses personnages avant de s’en sortir). La mise en scène de Nolan, dans ce même mouvement, ne cesse de bouger : les plans fixes se font rares et la danse des acteurs conduit la chorégraphie de la caméra car ils prennent en mains une forme de destin cinématographique, ce même destin ou instinct qui permet de manipuler les objets à mouvement inversé : le geste précède la chose. L’enfermement devient visuellement majeur dans le film et le réalisateur multiplie les espaces étroits, clos, les formes rectangulaires avec des lignes directrices scindant en deux l’écran. Coincés, les personnages n’auront pour obsession que de transgresser ces espaces et si la victoire de l’armée se fait dans un immense désert, sans mur ni barrière, ce n’est pas un hasard. C’est justement face à ce libre horizon que le personnage de Neil choisit sa destiné et ne laisse personne d’autre la choisir pour lui.


Neil cristallise à lui seul tout le propos du film et est sûrement le personnage le plus nolannien qui s’y trouve. Au début, à la fin, au milieu, il ne fait que tourner sans cesse et ses intentions ne sont guidées que par l’amour qu’il éprouve pour le Protagoniste, son meilleur ami. Contrairement à Andrei Sator, lorsqu’il comprend que sa mort est presque sûre, il l’embrasse pour sauver et non pour détruire. Son sacrifice ressemble à la chute de Cobb dans les limbes ou au départ de Cooper dans Interstellar : les personnages sont en paix face à la mort et peuvent ainsi se sacrifier de la manière la plus pure, pour sauver les autres. Neil, plus que les deux cités, est certain de sa mort ce qui donne au personnage un aspect tragique et il m’apparaît comme le pilier émotionnel du film avec Katherine. Plus humains que les autres, ils ne pensent qu’à la vie d’autrui et cherchent désespérément la liberté : elle en se libérant de son mari, lui en se libérant de la peur de mourir.


Face à eux, le Protagoniste me semble aussi tout à fait passionnant. Sorte d’enfant spirituel du Cooper d’Interstellar, il devient à son tour un fantôme de chair, un homme sans âge qui voyage dans le temps et qui est le créateur de l’intrigue entière. Après la magistrale scène d’ouverture du film, le Protagoniste décède spirituellement et, à partir de là, il est la conscience spectrale qui contrôle tout. Si Sator est le centre annihilateur, si Neil et Katherine sont les tourniquets émotionnels, le Protagoniste est celui qui trace le cercle. Christopher Nolan prend le point de vue du mort et explore son omniscience et la dureté de devenir un dieu métaphorique – thème qu’il abordait déjà dans Le Prestige. Il assume entièrement cet aspect dans cette nouvelle œuvre où le héros n’est plus doté de prénom et n’existe que par son mouvement dans le temps et l’action. Être de minutes, créature de secondes, son chemin à lui définit le chemin de tout les autres et c’est pour cela qu’il n’a pas le droit de s’arrêter et que le film ne le laisse que peu respirer. Comme le Batman de The Dark Knight, le Protagoniste est « un gardien silencieux qui veille et protège sans cesse ». Le véritable antagoniste chez Nolan c’est l’arrêt du temps et du geste et il façonne avec le Protagoniste une nouvelle forme de super-héros, qui représente la raison même d’existence de son cinéma : un super-héros créateur de temps.


Créer le temps ne permet pas toujours de créer de la joie mais, au moins, il maintient à la vie. De fait, le deuil finit malgré tout par se télescoper au Protagoniste confronté à la brutale séparation d’avec Neil. Dans la course pour la survie, des êtres doivent tomber mais l’acte de mourir doit toujours être accompagné de l’acte de sauver. Pour maintenir l’humanité, le Protagoniste doit accepter la perte de son meilleur ami parce que s’il décide de le garder auprès de lui, il provoque la fameuse immobilité si fatale. C’est peut-être ici que le film m’a véritablement frappé en plein cœur. Ayant moi-même perdu mon meilleur ami, j’ai moi-même ressenti douleur, regret, colère, impuissance. Par son schéma narratif circulaire, Christopher Nolan nous montre qu’il n’y a pas de raison de ressentir toute cette haine envers nous-même parce que qu’importe le sens dans lequel la tragédie survient, on ne peut pas l’arrêter. Qu’elle nous cogne le dos ou nous gifle la poitrine, la mort de nos proche n’est plus de notre ressort. Notre seul pouvoir d’action face à l’immobilité sépulcrale des êtres que l’on aime, c’est de continuer à marcher. Les maintenir en vie c’est se noyer dans le passé, dans un petit étau qui ne fera rien naître. Ainsi, ce film est finalement profondément optimiste et développe l’idée qu’il y a toujours de l’espoir. Les personnages agissent tous « pour la postérité », et en se battant ainsi pour leurs proches, ils se battent contre l’annihilation du monde entier. Les défaites ne sont pas graves chez le réalisateur car l’essentiel n’est pas la victoire mais de ne pas abandonner.


Tenet est un film essentiel dans la filmographie de Christopher Nolan. Il regroupe en son cœur tout ses thèmes et pousse plus loin que jamais le concept de boucle temporelle. Œuvre d’un claustrophobe, elle représente une lutte permanente contre l’inertie, elle puise l’émotion dans l’amour et la liberté, et en faisant d’un être humain une forme de Dieu, elle dépeint un espoir permanent envers les individus. Comme on a pu lui reprocher avec Interstellar, le réalisateur est peut-être à nouveau trop candide mais, personnellement, il me touche avec ces personnages qui ont tout à perdre. Le Joker du Dark Knight, Robert Angier dans Le Prestige et aujourd’hui Andrei Sator sont terrifiants parce que seule la violence et la revanche les animent et non l’affection ou même la peur – émotion aussi si importante pour le réalisateur, qui anime les soldats de Dunkerque, qui crée le gardien Batman, qui guide chaque personnage de Tenet. Tenet montre une fois de plus que notre attachement aux autres est notre salvation, que le passé ne doit pas créer des regrets ou des volontés de vengeance mais une impulsion vers l’avant et le changement et que, certes, nous traverserons des souffrances, des pertes, mais qu’aussi nous pouvons tous sauver quelqu’un. Tenet nous annonce que nous sommes tous un Protagoniste et que notre seul travail c’est d’aimer et d’aider.

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