Trois ans après Dunkerque et dans un contexte pour le moins particulier, Christopher Nolan revient pour nous livrer un film qui veut concrétiser son obsession sur le temps. Au centre de nombreuses œuvres de sa filmographie, il trouve là enfin le moyen de s’exorciser de cette idée dont il n’arrivait pas à se défaire. Surtout, il parvient à jouer avec un des outils les plus passionnants et difficile à maîtriser de la palette de l’auteur, et Nolan est sans doute l’un de ceux qui y soit le mieux parvenu avec Tenet. Non pas seulement dans le concept et son idée derrière, mais aussi dans son approche et le jusqu’au-boutisme de sa méthode. Le tout, dans un film d’espionnage, depuis le temps qu’il rêvait d’en faire un.
Bon, on ne va pas se mentir : si la façon avec laquelle Nolan joue avec l’entropie et comment celle-ci s’inscrit dans l’intrigue générale en font une nouvelle réussite qui va nous retourner le cerveau ; il n’en reste pas moins que le film présente des faiblesses grossières, parfois même grotesques, qui plombent un peu l’ensemble et font que le film est sans doute un des « moins bons » de son réalisateur (même s’il reste fantastique), comme il a pu déjà lui être reproché avec The Dark Knight Rises à l’époque. Et chose surprenante, c’est surtout sur l’aspect « espionnage » que le film pèche. Sans forcément entrer dans les détails, disons que cet aspect-là a déjà été fait mainte fois et, surtout, a déjà été bien mieux fait ailleurs. Même dans Inception, où on sentait déjà un peu cette ambiance, Nolan s’en était bien mieux sorti.
Ici, le film est un peu laborieux à se mettre en route et, surtout, à connecter les différents points entre eux dans sa première partie pour lancer son intrigue. Une fois qu’on est lancé (je dirai la première scène à l’aéroport), cet aspect-là s’estompe un peu et le concept du film doublé avec son aspect espionnage commencent enfin à prendre pour nous emporter. Mais ça prend quoi… une bonne heure ? Compte tenu que le dernier acte du film (qui s’étale sur un bon tiers) oublie un peu le côté espionnage « à la James Bond » pour rentrer plus dans du cinéma d’action spectaculaire, ça ne laisse pas beaucoup pour vraiment en profiter, d’autant plus que la thématique centrale reste assez basique : sauver le monde d’une apocalypse (tiens, on retrouve là une idée semblable à celle pointée dans TDKR). Dernier acte d’ailleurs qui, bien que très riche en action et en tension, ne sera pas mon favoris, justement parce qu’on perd un peu cette approche Bondienne pour de l’action plus grand spectacle. Ça fonctionne, mais je ne pense pas que ce soit là que Nolan excelle le plus.
L’autre soucis majeur du film, ce sont ses personnages : il y en a un paquet, mais au final, beaucoup sont superflus et on ne s’y attache pas beaucoup, voire pas du tout ; du coup, il manque un élément essentiel pour s’immerger dans l’histoire. L’un des meilleurs exemples est sans doute le personnage de Laura, qui aurait tellement eut de mérite à être plus exploitée, surtout sur les aspects techniques du concept et la logistique de l’intrigue. On peut aussi citer le personnage d’Ives, qui débarque comme une fleur après plus de la moitié du film sans aucune explication aucune, mais pourtant l’histoire poursuit son cours. Comme si une scène avait été coupée. On a d’autres personnages, d’autres pour qui sa fonctionne à peu près (la caméo de Michael Caine, Mahir), d’autres pour qui c’est beaucoup trop léger pour créer une connexion (Priya en tête, alors que c’est sans doute l’un des personnages les plus importants du film !).
Tant qu’on est à parler des personnages, abordons le cas du couple Sator. Au-delà même du problèmes inhérents aux autres personnages, ceux-ci sont sans doute ceux avec lesquelles il est le plus difficile de trancher un avis. D’un côté, Kat est le cliché absolu de la James Bond Girl tandis qu’Andrei est un méchant si caricatural qu’il en devient risible. Et pourtant, on finit par s’attacher à ses personnages, à leurs motivations, aussi banales et nihilistes qu’elles puissent être pour Andrei, ou touchantes et presque naïves pour Kat. La dynamique entre eux fonctionne de façon aussi surprenante qu’elle soit dysfonctionnelle, ce qui la rend intéressante à suivre. Nolan crée ici presque un paradoxe avec ces deux personnages et c’est ce qui rend difficile de les juger de façon définitive. Dans certaines scènes, on explose de rire tellement Andrei est une caricature sur pattes (et ne nous voilons pas la face, on se demande si Kenneth Branagh ne force pas volontairement le trait), dans d’autres il a le mérite de se montrer intelligent pour exploiter son avantage pour son propre bénéfice (là où beaucoup de méchants de film d’espionnage sont juste stupides et arrogants). Idem pour Kat, où parfois elle se montre d’une naïveté affligeante, et parfois habitée d’une détermination sans faille.
Du coup, il ne reste plus que le Protagoniste et Neil, qui seront sans doute les personnages les plus intéressantes et fouillés du film, mais comme ils en sont au centre, ce n’est pas surprenant non plus. Juste qu’il n’aurait pas été mauvais de développer un peu plus les autres à mon sens. La dynamique entre le Protagoniste et Neil est intéressante, et ne prenant son sens véritable qu’à la toute fin (quelle référence fabuleuse !), avec toutes les implications qui en découlent. Cette amitié, cette confiance, qui se construit peu à peu mais qui en même temps est déjà bien établie fonctionne à merveille, permettant quelques traits d’humour et de bravoure bien dosées, mais surtout un lien très fort entre les deux. Sans forcément être le meilleur duo du catalogue de Nolan (ni les meilleurs protagonistes), ils portent le film à merveille et ce sont au final les seuls auxquels on s’attache réellement. Ou, du moins, on s’attache justement à cette amitié entre eux. Robert Pattinson y apportera beaucoup avec une sorte de nonchalance qui lui est propre, tandis que John David Washington confirmera sa prestation dans BlackKklansman, avec un charisme débordant, une assurance aussi bien dans l’action que dans les scènes plus posées, et un petit humour sardonique bien dosé.
Toutefois, si Tenet a de gros défauts qui peuvent ressortir ici et là, une nouvelle fois, Nolan aura réussi à me transporter dans son film et à me faire rêver. C’est difficile d’expliquer réellement son approche de l’entropie et du temps, mais c’est sans aucun doute une des plus abouties que j’ai pu voir au cinéma (on le voit notamment avec toutes les réflexions issues des balles temporelles, des masques, du feu, des dégâts, des blessures). Surtout, il parvient à retranscrire son idée avec son support cinématographique pour en exploiter chacune des forces pour en tirer un potentiel maximal. Clairement, le concept ne fonctionnerait pas aussi bien à l’écrit ou même en bande-dessinée, et pourtant, cette approche est sans doute celle qui a réussi à jouer de façon la plus efficace avec l’outil même du Temps.
En soit, le film n’est pas si compliqué à comprendre, il faut être honnête. Certes, ce n’est pas un Fast and Furious 8 non plus, mais il est accessible à tou-te-s. Plus que d’essayer de comprendre, il faut surtout essayer de ressentir ce concept, comme le dit Laura. D’ailleurs, on sent que Nolan a plutôt bien compris les tenants et aboutissants de son idée, car celle-ci n’est clairement introduite qu’une fois la partie espionnage bien en place (on a une rapide explication au début, mais ce n’est qu’après la seconde moitié qu’on en saisit toute l’ampleur). Là où le film peut se montrer « complexe », ou « confus », ou « alambiqué », c’est quand effectivement on commence à nous présenter le concept de façon plus frontale et qu’il faille suivre les différents niveaux de lecture temporels. Parce que l’idée même du concept de Nolan n’est pas tant dans la façon dont il a exploité le Temps, mais aussi dans la façon dont il nous le fait expérimenter à travers le film. Et c’est ce qui le rend aussi particulier et intense, car il chamboule notre vision classique, mais rien d’insurmontable. Il faut simplement s’ouvrir et accepter que les personnages n’expérimentent pas l’entropie de la même façon que nous.
C’est ce qui rend d’ailleurs les scènes d’action aussi juteuses et palpitantes, parce qu’on se retrouve à les vivres selon deux grilles de lectures. Donc sans avoir à prendre un carnet et tout noter, ni forcément aller le voir plusieurs fois pour tout comprendre (très honnêtement, les lignes temporels des personnages principaux sont très faciles à suivre, faut arrêter de se plaindre), il faut plutôt expérimenter et se laisser porter par l’action centrale, quelque soit la direction de l’entropie. Oui, ça déstabilise (plus que « c’est compliqué »), parce que oui on voit des passages de l’action qui ne se déroule pas dans le sens de notre entropie, ce qui donne l’impression d’être contre-nature (et c’est bien pour ça que c’est les physiciens considèrent depuis des années que c’est l’entropie qui donne la flèche du temps), comme lorsqu’on rembobine une vielle VHS, pour ceux qui ont connu cette époque.
Ce qu’il faut donc retenir, c’est plus l’expérience que la compréhension. Car les détails qui nous semblent anodins dans une première grille de lecture vont nous sauter aux yeux à la grille suivante, mais le but c’est bien qu’ils RESTENT anodins à la première grille. Sans quoi, l’effet de la seconde grille échoue. Sans quoi, son intérêt disparaît. Sans quoi, elle perd son impact et son rôle pour l’ensemble de l’histoire. Bien sûr, parfois on en devine ici et là, parfois on sent venir une décision ou un croisement des chemins (encore une fois, la scène de l’aéroport en est sans doute le meilleur exemple). Plus que la difficulté de comprendre le concept lui-même, je pense qu’elle réside surtout dans l’ouverture d’esprit pour profiter d’une expérience qui nous déstabilise mais qui est brillement exécutée. Et c’est bien là la preuve du soin et de la minutie avec laquelle Nolan l’a réalisée, car une telle expérience sans prendre en compte toutes ses conséquences échouerait dès la première scène. Si on est déstabilisé, c’est PARCE QU’elle est réussie ! Et le tour de force pour le spectateur est, à mon sens, de passer cette sensation.
Le film n’est pas compliqué, il procure une expérience unique qui perturbe le spectateur dans sa perception de monde dans lequel les personnages évoluent. Et aussi difficile que cela est à jouer avec, Nolan y parvient d’une main du maître. C’est brillant, c’est superbe, et cela crée un film d’une expérience et c’est sans doute là son plus grand défaut : l’avenir nous le dira, mais je doute que Tenet soit le genre de film qui survive aux revisionnages, car son principe ne s’y pose pas. Mais on verra. Je voulais attendre de le revoir avant de critiquer, justement pour le juger aussi sur cet aspect, mais la réalité du contexte actuel rend cela difficile et inutile d’en prendre le risque.
J’ai déjà vite abordé le casting et je n’ai pas grand-chose à rapporter. L’ensemble reste au final plutôt bon, même ceux dont les rôles manquent à convaincre (Dimple Kapadia ou Clémence Poésy par exemple). Au final, je crois qu’il n’y a qu’Aaron Taylor-Johnson qui ne m’a pas trop accroché cette fois-ci, je l’ai trouvé assez moyen.
Concernant l’aspect technique, le film s’inscrit dans la lignée des films de Nolan sur tous ces aspects, la principale « nouveauté » étant sans doute la mise en scène même de l’entropie (et de ses sens de lecture), à un point encore jamais vraiment vu au cinéma et de façon pleinement satisfaisante. La musique de Ludwig Göransson s’inscrit plutôt bien dans l’univers de Nolan, même si on n’aura pas une composition aussi symbolique et marquante que ce que Zimmer avait pu faire avec Inception ou Dunkerque. Niveau effets spéciaux, absolument rien à redire : une fois encore, les effets numériques sont assez rares et Nolan privilégiera donc les cascades à l’ancienne, et n’aura une nouvelle fois pas froid au yeux (il a vraiment crashé un 747 le con XD). Les décors s’inscrivent aussi dans l’atmosphère visuelle propre aux films de Nolan, ainsi que la photographie, et le montage sera plus qu’efficace dans ce film.
La réalisation de Nolan sera fidèle à elle-même, dans le but d’immerger le spectateur davantage dans le film. Les scènes d’action seront efficace et finement réalisée (je pense à la scène du braquage sur l’autoroute, ou bien sûr ce prologue d’une rare intensité). Dans les scènes plus « classiques », le job sera fait mais on notera quand même que Nolan a parfois un peu de mal à créer cette atmosphère espionnage en restant parfois trop ancré dans le concret. Je pense que c’est sans doute là un des reproches qu’on peut lui faire : les films d’espionnage ont besoin de dialogues, pour poser les enjeux, mais Nolan semble avoir souvent du mal avec les scènes de dialogue dans ce film. Certaines fonctionnent, mais dans d’autres, on le sent mal à l’aise. Surtout lorsqu’il essaye d’installer une dynamique semblable à celle des dialogues entre Cobe et Arianne dans Inception (ces dialogues marchés).
Du coup, concernant les scènes d’action à différentes entropie, j’imagine qu’il s’agit sans doute d’un mix entre montage, mise en scène et effet spéciaux, et je dois admettre que c’est là qu’on attendait le film et il ne déçoit pas. Je suis bien curieux de voir les making-of, car clairement il y a un travail sur plusieurs niveau pour ces différentes scènes, d’autant plus que chacune à une tension et des enjeux propres selon son sens de lecture, mais surtout une dynamique unique à chaque fois. Oui, encore, je cite la scène de l’aéroport, mais on peut aussi citer le dernier acte qui, s’il m’a moins convaincu que le reste, demeure une réalisation soignée et extraordinaire, avec la multiplication des sens d’entropie. Un bijou.
On l’aura attendu. Nolan aura su nous faire saliver avec son dernier film. Toutefois, si son concept est aussi abouti que dans ces précédents films, et s’il a pu se donner tout à loisir pour jouer avec le Temps comme il le souhaitait ; le choix d’avoir voulu en faire un film d’espionnage et de trébucher sur des éléments pourtant faciles et classiques du genre font qu’il ne parviendra pas à se montrer aussi bon, même s’il est aussi extraordinaire.
Ce film montre aussi que Nolan a quand même du mal à écrire des personnages féminins pour accompagner ses protagonistes masculins, et ça se ressent ici plus que dans d’autres. Idem pour l’antagoniste, beaucoup trop caricatural (au point qu’on se demande si c’est pas une satire, même si ça semble déplacé dans le reste du film) pour être marquant en tant que tel. Là où Memento, Inception et Interstellar proposaient des concepts forts avec des personnages marquants, Tenet tombe un peu dans les même travers que Dunkerque : le visuel, l’expérience, prime parfois sur les personnages. Si le Protagoniste et Neil sont sympas, pas sûr qu’ils marquent autant l’imaginaire collectif.
Néanmoins, Tenet reste extraordinaire. Même si c’est reprochable, son concept et l’expérience qu’il procure en font une œuvre marquante et phénoménale. Memento fouillait les tréfonds de notre mémoire pour mieux jouer avec, Insomnia chamboulait notre cycle circadien pour mieux nous déstabiliser, Le Prestige avait recourt à la magie pour mieux nous leurrer, Inception jouaient avec nos rêves pour mieux nous émerveiller, Interstellar nous envoyait dans l’espace pour (re)trouver notre humanité. Tenet vrille notre perception du Temps pour mieux jouer avec cette humanité.