La radicalité, est, en un sens, la marque des grands. Lorsqu’un artiste a trouvé sa voie, chaque œuvre est pour lui l’occasion d’affiner son propos, et d’oser un pas en avant qui le singularise. Christopher Nolan, débarrassé des injonctions d’une franchise, avait ainsi tenté la parenthèse Inception entre deux Batman, avant de définitivement voler de ses propres ailes, dans des opus qui densifient ses marottes et ravissent les amateurs. Tenet prend clairement sa place dans cette progression : seul à l’écriture, le cinéaste laisse libre cours à des procédés qui l’identifient immédiatement, et attestent de sa position d’autorité parmi les auteurs à la tête de blockbuster.
Sur un canevas très balisé, qui reprend l’ossature des James Bond dans une intrigue d’espionnage et de doubles rôles avec sauts de puces internationaux et cartes postales de luxe, et emprunte à Mission : Impossible ses morceaux de bravoure en termes d’action (braquages impossibles, courses poursuites), Nolan apporte sa patte grâce à un dispositif de voyages temporels permettant l’inversion, soit les mouvements à l’envers d’un visiteur venu du futur. Le potentiel est évidemment énorme, et conditionne de superbes séquences, qui fonctionnent comme des nœuds voués à être revisionnés en fonction des points de vue et de temporalités, que ce soit une chasse sur l’autoroute vue à double sens ou un combat singulier où les coups sont étrangement – et judicieusement – symétriques. Ajoutons à la partition le cinéma résolument organique que défend le réalisateur, notamment dans son grand plaisir à fracasser réellement un avion dans un entrepôt, des explosions qui sentent bon le gasoil et des cascades auquel on prend plaisir à croire, et tout le confirme, Nolan est en forme, et en pleine possession de ses moyens.
Ce serait oublier que le gaillard emporte avec lui les défauts consubstantiels à son cinéma, et qui eux aussi prennent leur aise. La gravité avec lequel il aborde son récit alourdit considérablement son écriture. On retrouve ainsi sa mauvaise habitude à ponctuer ses scènes d’action de longues explications qui enfument à peu près tout le monde, un cœur d’enjeu on ne peut plus éculé (la femme, son fils) et des sentences qui se prennent à ce point au sérieux qu’elles en paraissent parodiques, aboutissant à des phrases telles que la fin du monde devenant : The end of everyting. Including my son, ou que Branagh, qui décidément arrive à creuser le fond du trou où on l’engage encore, vitupère à son épouse : You can’t negociate with the tiger. You admire the tiger. Quant à la musique, on croyait Nolan débarrassé de Zimmer, mais c’est peine perdue. Les gros effets lourdingues polluent bien comme il faut les séquences en nous indiquant ce que nous somme supposer ressentir.
Paradoxe intriguant, Nolan ne peut s’empêcher de tout compliquer dès le départ, truffant son récit de leurres, de faussaires, de mystères non expliqués censés épicer le désir du spectateur, qui n’en demandait vraiment pas tant. Toute l’exposition, laborieuse, explique autant qu’elle diffère dans un montage assez étrange qui, dès le départ, désactive l’implication, passant d’une séquence à une autre sans liant, nous confortant dans l’idée qu’il vaut mieux ne pas trop s’essorer le cerveau à se maintenir à flots.
Et c’est bien là le majeur problème : sachant probablement qu’une intrigue à base de voyages temporels est vouée à se prendre les pieds dans le tapis, Nolan joue au malin, noyant le poisson avec des mots savants que personne ne maîtrise, et allant jusqu’à jouer la carte de la dérision, où les sentences assénées au Protagoniste (Don’t try to understand. Feel it. ou No answer : it’s a paradox.) s’adressent directement au spectateur pour l’enjoindre à ne pas se montrer trop exigeant sur ce terrain délicat. Des règles absconses, sorties de nulle part, colorant d’un vague folklore SF une intrigue qui les exploite quand ça l’arrange, nous rappelant évidemment les grosses limites d’Inception et Interstellar.
Tout n’est évidemment pas à jeter, et les séquences presque expérimentales visuellement (celle de la confrontation des temporalités à travers la vitre, par exemple) sont vraiment revigorantes, mais noyées dans un tel fatras, et menées à un tel rythme qu’elles en perdent considérablement en pouvoir de fascination. On perçoit très nettement comment Nolan a écrit son récit : autour de pivots fonctionnant comme des défis d’écriture (sorte de Rashomon temporels) et des écrins à son ambition visuelle permettant un renouvellement des motifs. Mais, dans un film pourtant bien trop long, tout va trop vite, et les défis s’enchainent sans qu’on puisse savourer réellement la complexité ou la richesse de chaque morceau de bravoure. Ainsi de ce final guerrier où tout va – littéralement – dans tous les sens, où l’on bâcle le plan de bataille pour noyer les enjeux dans des explosions filmées à l’envers. Alors que la grossière action est toujours assénée avec maladresse (compte à rebours, résumé en mode He dies, the world ends), on retrouve cette idée que seul compte le moment présent, ce qui, on en conviendra, est un paradoxe qui ne manque pas de piquant dans une telle intrigue.
Le principe du récit alterné (qui reprend clairement la structure d’Inception) sur le final parvient à recentrer quelques enjeux et évoquer de jolies idées, en remettant enfin l’individu au centre, notamment à la faveur d’une rencontre et d’un adieu simultanés bien trouvée.
Mais il est bien tard pour s’émouvoir, et l’on prend conscience que la vibration de Tenet aura été plus forte durant l’attente, dans cette étrange année pour les spectateurs de salles de cinéma, où le film est devenu la promesse tant de fois repoussée d’un retour du blockbuster. Grand terrain de jeu cérébral et visuel, le film de Nolan est un défi, exactement comme le fut Dunkerque, qui perd en âme et en clarté ce qu’il élabore en termes conceptuels. La belle coquetterie de mise en abyme qu’est le nom du personnage principal (le Protagoniste) achève de nous le prouver. Comme si Nolan attendait du spectateur une forme d’humilité, voire de soumission pour qu’on apprécie ce qui nous est immédiatement donné tout en renonçant au cahier des charges de la lisibilité ; curieuse définition du plaisir et du divertissement.
Car à bien y réfléchir, on peut légitimement se questionner sur le bien-fondé de tout cette idée d’inversion, dont la finalité ne semble que cinématographique – et qui tombe souvent à plat, il faut bien l’admettre, avec des murs qui se reconstruisent, des vagues qui refluent et des mouettes qui volent à l’envers. Même Marvel, qui avait exploité l’idée dans le final de Doctor Strange, avait su jouer de la lenteur pour donner du sens au dispositif. Et pour réellement apprécier cette exploitation de l’inversion, on se saurait trop recommander la brillante écriture de Happy End, film tchécoslovaque en noir et blanc de 1967 (oui, oui) qui saisit avec maestria tous les splendides enjeux de la pellicule projetée à l’envers.
On n’en demeure pas moins curieux sur l’immense aventure qu’a dû être ce tournage hors-norme, où les comédiens et les véhicules devaient simultanément aller de l’avant et/ou à reculons. Et de se prendre à une nouvelle attente, celle du making-of qui ne manquera sûrement pas de nous l’expliquer. Qu’on s’enthousiasme au moins sur la construction d’une telle œuvre, finalement plus excitante sur le papier que face au spectateur.
(4.5/10)