Il y a très longtemps, dans les lointaines contrées d’Europe du Nord, vivait un homme. Tout le monde le connaissait, mais à peu près personne ne savait ce qu’il avait réellement vécu. Terré dans sa solitude, face aux tourments de la mer, voilà que nous racontons cette histoire, celle d’un homme devenu une légende, Terje Vigen.
Victor Sjöström, cinéaste suédois des premiers temps, était déjà connu à l’époque. Notamment depuis 1913, grâce à Ingeborg Holm, il a commencé à obtenir une reconnaissance internationale et à se faire une place, mais c’est bien Terje Vigen qui sera à l’origine du déclic décisif. L’adaptation du poème, du même nom, d’Henrik Ibsen, permet à Sjöström de franchir un nouveau pas, et de faire atteindre une nouvelle dimension à son cinéma. Ici, nous faisons donc la connaissance de Terje Vigen, qui donne son nom au film, un pêcheur suédois qui vit avec sa femme et son enfant dans un petit village portuaire de Suède. Alors qu’il vivait certes chichement, mais surtout heureux, il apprend, en même temps que tous les autres, que le village va être soumis à un blocus anglais, à cause des Guerres napoléoniennes qui font rage. Le blocus empêche tout acheminement de ressources vitales, et Terje, ne pouvant supporter ni imaginer voir sa famille mourir de faim, décide de braver le blocus. Hélas, lors du voyage retour, il est repéré et capturé.
Nous retrouvons, ici, des thématiques déjà abordées par Sjöström et qui continueront à alimenter son cinéma les années suivantes. Comme dans Ingeborg Holm, le héros doit faire face à l’injustice du destin et courir les plus grands périls pour venir en aide à sa famille. Le film nous convie à une longue descente aux Enfers, qui va provoquer une métamorphose du personnage, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur, endurant maintes épreuves qu’il lui faut surmonter. Brave et intrépide, le personnage de Terje Vigen prend une dimension quasi-mythologique, donnant au film les allures d’une lointaine légende marine. C’est principalement grâce à son utilisation des décors et à la mise en avant des forces de la nature que le cinéaste parvient à insuffler autant de puissance à Terje Vigen.
En effet, Victor Sjöström voit grand avec Terje Vigen, avec un budget hors normes et de très grandes ambitions. Là où, à l’époque d’Ingeborg Holm et des quelques années qui suivirent, il restait sur une approche relativement intimiste, il intègre, cette fois, ses personnages dans quelque chose de bien plus grand, de plus puissant, d’impalpable. La mer est omniprésente : on embarque avec Terje sur sa modeste barque avec une caméra embarquée, on l’accompagne dans sa cabane perchée sur un îlot soumis à la force des marées et à la mer déchaînée, Terje Vigen met l’accent sur le rôle de la nature, où les tourments de la mer répondent à ceux du héros. Je parlais, il y a quelques mois, de mon appréciation de The Lighthouse, pour son côté mystique, et cette illustration de l’isolement créé par la mer, et la puissance que peut dégager celle-ci. C’est quelque chose qui m’affecte particulièrement, ayant vécu de nombreuses années en Bretagne, près de la mer, et c’est quelque chose que j’ai également ressenti devant Terje Vigen, ou même dans le Fog de John Carpenter. Ce sont des films qui arrivent à sonder les mystères de l’infini, prenant des allures de contes fantastiques grâce aux fantasmes générés par l’aspect immense et mystérieux de la mer, et qui véhiculent des sensations particulières.
Victor Sjöström signe un grand film avec Terje Vigen, où il se distingue autant en tant qu’acteur (son métier d’origine) qu’en tant que réalisateur, parvenant, en même pas une heure, à nous transporter sur les flots de l’âme et de la mer. Véritable défi technique, le film offre de superbes plans réunissant l’immensité et l’intime, ce qu’il fera à nouveau l’année suivante dans Les Proscrits, autre film du cinéaste largement salué. Une grande aventure, qui après plus d’un siècle d’existence, impressionne encore et, même, toujours plus.
Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art