Ferrara s'égare dans les ruelles sombres et inquiétantes de New York, à la nuit tombée, autant que dans les méandres obscurs des mauvais films d'auteur dont l'artificialité extrême du discours philosophique peut s'avérer extrêmement rebutant.
Un exemple, simplement, pour illustrer cet aspect. Un monologue (parmi beaucoup d'autres) tiré du film :
"Maintenant, je sais comment regarder le monde d'ici-bas. Notre dépendance est le Mal. Cela repose sur notre faiblesse face à lui. Kierkegaard avait raison : nous sommes face à un précipice sans fond. Mais il avait tort quant au saut. La différence réside dans le fait de sauter ou d'être poussé. Tu atteins le point où tu dois faire face à tes propres besoins. Et tu n'as plus les moyens de mettre fin à la situation. Ce n'est plus "cogito ergo sum" (je pense donc je suis) mais "dedita ergo sum", "pecco ergo sum" (j'abandonne donc je suis, je faute donc je suis)".
Il s'agit ici d'un des nombreux passages au cours desquels Ferrara, derrière ses personnages, s'emporte dans ses élans de réflexion sur la condition humaine, sur le mal, et sur les dépendances multiples dont l'être humain se nourrit. L'illustration de cette dépendance passe à travers une histoire de vampires, très lourdement symbolique. Là où Jarmusch choisissait la voie d'un romantisme éthéré, aux accents intellos en sourdine ("Only lovers left alive"), Ferrara saute à pieds joints dans la marre des citations jusqu'à l'overdose. Nietzsche, Heidegger, Feuerbach, Sartre, Dante, Kierkegaard... Ça n'arrête pas, et même si prises indépendamment, les citations ayant souvent trait à une forme torturée d'existentialisme font sens, leur accumulation immodérée fait naître un écœurement solide, rédhibitoire. Un peu comme Jarmusch quand il se perd dans des délires esthétisants en noir et blanc, concentrés sur des discours aléatoires de ses potes en plans fixes.
Et c'est bien dommage car avec tout le savoir-faire de Ferrara en matière d'ambiance noire, de captation du mal-être, de prises de vue à travers des grillages où avec leurs ombres qui entravent, il y avait sûrement de quoi donner une meilleure représentation du chemin de croix de cette jeune étudiante en philosophie. De l'horreur à la rédemption, comme souvent chez lui. Mais le propos philosophique vire assez vite à la farce ici, malheureusement. La métaphore du vampire dont la douleur et le manque rappellent ceux du toxicomane est abordée sans subtilité aucune, et le chemin vers la rédemption est aussi pénible pour la protagoniste que pour nous.
C'est d'autant plus dommage que cette emphase philosophique mise de côté, la douleur que ressent la néo-vampire est par moments extrêmement bien rendue. À mesure que l'on progresse dans le récit, les photos de deux grands massacres (Mỹ Lai au Vietnam et à Dachau en Allemagne) qui obsèdent et harcèlent la doctorante alimentent progressivement un traumatisme qui finit par devenir palpable, nauséeux, cauchemardesque. La séquence du dîner mondain en compagnie de nombreuses sommités du domaine, le soir de sa remise de diplôme, est une figure assez unique de fête virant à une autre forme de massacre, le bain de sang vampirique. L'apocalypse revisité, à coup sûr. Expurgé de ses prétentions intellectuelles vraiment honteuses et de ses dissertations aussi stériles que fatalistes sur la nécessité de sucer le sang d'autrui, "The Addiction" aurait pu constituer un excellent trip sensitif autour de la nature intrinsèque du mal.
[AB #146]