Qu'il est bon parfois de voir un film sans en attendre grand chose en particulier ! Bien sûr, le prix cannois et les retours bruyants, multiples et contradictoires me donnaient l'eau à la bouche. La perspective de voir enfin un film du respecté mais contesté Hou Hsiao Hsien, au cinéma qui plus est, était alléchante, et ces histoires de film beau à en crever et incompréhensible voire ennuyeux à en réveiller les morts pour les ramener six pieds sous terre en cinq minutes avaient de quoi intriguer. Mais étant bien disposé à son égard et sincèrement curieux de voir le résultat, j'y suis allé sans préjugé. Bien m'en a pris.


Evacuons d'emblée la question de l'intrigue. Quiconque a lu Shakespeare (de Hamlet et Macbeth à ses pièces historiques) ou vu ses adaptations nippones par Kurosawa, ou tout autre film jidai-geki avec pas mal de personnages, est à priori en terrain familier. Complots en tous genres, intrigues et cabales de cours, système féodal chinois et ses particularités, avec un soupçon de fantastique et de wu xia pian, rien d'affolant pour quiconque fait l'effort de suivre un peu et de rester éveillé. Soit pour résumer l'histoire d'une tueuse qui revient dans le fief familial pour assassiner un parent mais qui n'y parvient pas. En l'occurrence, j'adore ce genre de toile de fond et la relative complexité de celle-ci m'a tenu éveillé du début à la fin. La magnificence des décors, des costumes et du film en général étant bien sûr un bonus non négligeable, qui en font un objet à mi chemin du Château de l'araignée (pour l'intrigue) et de Ran (pour le reste). C'est dire si c'est bien.


Mais surtout, The Assassin est un formidable portrait croisé de femmes : l'épouse, la mère, la soeur, les filles ou les concubines, cette nonne retirée, à la fois sage et ambigüe, le fantôme de cette Princesse meurtrie qui plane et bien sûr les états d'âme formidablement retranscrits de cette tueuse incapable de tuer. Hou Hsiao Hsien ne choisit pas une époque au hasard, il prend un monde, un microcosme décadent et sur le point de basculer, et en montre avec une intelligence rare les dérèglements profonds et irréversibles. La vie de cour et ses rituels, les relations homme-femme cloisonnées, les blessures qui en jaillissent comme les enjeux politiques entre Wobei et la Cour impériale. Dans ce film, toutes les femmes sont les victimes silencieuses de l'ambition guerrière et politique des hommes. Ce sont par conséquent elles qui font tout se mettre en branle par leurs actions : la Princesse qui rompt une alliance programmée, provoquant un exil et une rancoeur tenaces. La femme délaissée dont la jalousie pousse au meurtre et à la magie noire. La nonne qui tire les ficelles en silence, son pantin finalement doté de sentiments et qui se rebelle.


Le tout est filmé avec une grâce et une sensualité rares, que certains auront pris pour de la lenteur et de l'incohérence dans l'enchaînement des séquences. C'est que le wu xia pian est expédié en une poignée de scènes - toutes magnifiques et parfaitement lisibles, contrairement au dernier Wong Kar Wai qui lui est incompréhensible et poussif - et que le récit s'intéresse à la progression psychologique de son personnage avec une aridité de dialogue qui force l'image à prendre le relais de la voix. Le prologue en noir et blanc a une fonction simple : montrer le moment où Yinniang ne peut plus tuer : elle exécute, elle n'exécute plus, il s'est passé quelque chose. Les moments apparemment creux (le récit de l'oiseau bleu, la scène du bain, etc.) sont là pour étoffer le cheminement intérieur de l'héroïne, qui en apprend sur son passé, qui redécouvre sa famille et la situation qui est la sienne. Sa relation avec son cousin, sa prétendue future victime, est passionnante. On sait rapidement qu'elle ne pourra le tuer, mais elle va être ce personnage furtif qui lui ouvrira les yeux. La mise en scène de Hou Hsiao Hsien est au diapason de cet itinéraire insaisissable : elliptique et sensuelle. Au coeur du film, un moment clé où le vent du soir soulève les rideaux lors d'une confidence inquiète entre les deux amants tourmentés. Entre les voiles, la tueuse observe. Moment éthéré et suspendu, véritable manifeste de tout le film, cette longue séquence d'une beauté irréelle est peut-être ce que j'ai vu de plus stimulant au cinéma depuis des années. Le chef opérateur y fait un travail formidable, les mises au point sont ahurissantes, et ce jeu de couleurs, de cadres et de textures d'une force et d'une douceur proprement étourdissantes.


La nature bien sûr joue aussi un rôle méditatif puissant. Les combats y sont sublimés, comme cette course poursuite qui traduit un complot de plus mais se termine bien grâce à l'intervention bienveillante d'un ange pourtant exterminateur. Mais il y a aussi cette scène, qui rendrait perplexe n'importe quelle personne saine d'esprit. Le combat dans les bouleaux, contre une mystérieuse femme masquée apparue subrepticement dans le film. J'y vois la métaphore des violents dilemmes qui étreignent Yinniang, incapable d'accomplir son devoir. La femme apparaît une première fois lors d'une brève scène de combats diurnes qui révèle sa présence aux yeux de sa victime et de sa famille. Elle réapparaît ensuite, traduisant ainsi le désarroi de Yinniang, qui triomphe d'elle-même lorsqu'elle fend le masque d'or. Elle ne tuera point.


Ajoutez à cela un amour du motif (voiles, volutes, fumées, brumes) qui rend le film extrêmement cohérent à la fois narrativement et esthétiquement (sublimes scènes de l'ensorcellement et des retrouvailles sur une crête embrumée), un sens du cadre et du mouvement de caméra minutieux qui rappelle les grandes heures de Mizoguchi (qui s'y connaissait plutôt en portraits de femmes) et vous obtenez donc The Assassin, wu xia pian en filigrane dont les vrais enjeux, outre la lourdeur quelque peu Shakespearienne de son intrigue et les jeux avec le genre, sont de dresser les portraits de ces femmes de l'ombre qui tiennent pourtant le devenir de toute une société décadente entre leurs mains. Film d'une mélancolie et d'une sensualité inouïes, The Assassin s'imposera à coup sûr comme un grand classique avec les années. J'en prends le pari.

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le 15 mars 2016

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Krokodebil

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