(Ceci est une critique réalisée dans le cadre de mes études : ainsi elle est formatée et dépersonnalisée. Néanmoins j'avais envie de la partager malgré tout car ça résume assez bien ce pourquoi j'aime par-dessus tout ce film.)
The Ballad of Genesis and Lady Jaye est un documentaire de Marie Losier, réalisatrice indépendante française, sorti en 2011.
Le documentaire est une plongée dans l’histoire d’amour de deux « marginaux », hors de la société et fiers de l’être : Genesis P-Orridge et Lady Jaye. Entre images expérimentales et narration d’un fantastique acte d’amour commis par ces deux êtres, entre mise en avant de la musique industrielle et de l’avant-gardisme artistique, Marie Losier délivre un grand message : être soi-même, c’est être vivant.
Le film commence par le titre I love you, I know de Psychic TV (groupe dans lequel se trouvent nos deux protagonistes), mixé avec les paroles de Genesis : « Tu sais comment c’est. Tu tombes fou amoureux de quelqu’un, au moins une fois dans ta vie. Il faut espérer et… Il y a ce moment où l’on veut juste se dévorer. T’es là ‘’Oh mon Dieu ! Je veux te manger. Je veux te prendre et t’avaler, et que toi et moi ne fassions plus qu’un magnifique moment d’amour ; que nous ne soyons plus des individus ». Cette entrée en matière est pertinente et résume l’une des idées générales du documentaire : la passion amoureuse. Ce sentiment est donc au centre du film, représentant l’idée générale que Marie Losier souhaitait aborder. Lady Jaye le dit elle-même : cela l’importe peu que, après sa mort, l’on se souvienne de ses oeuvres artistiques. Ce qui compte, c’est que les gens retiennent la formidable histoire qu’elle aura vécu avec Genesis. Le documentaire est donc semblable à une romance, mais cela va encore plus loin : ici nous avons affaire à un amour passionnel, très particulier et loin des conventions.
Très vite nous entrons dans le vif du sujet, et donc dans la conséquence qu’a cette flamme d’amour sur ces deux êtres : la pandrogynie. C’est donc au début des années 2000 que Genesis et Lady Jaye se lancent dans une expérimentation osée, à savoir la modification progressive de leurs corps respectifs pour ne faire plus qu’un. Genesis explique sa théorie, partant du principe que deux personnes en couple ont pour but de faire un enfant ; ce dernier serait alors le mélange de ces deux individus. Cependant nos deux protagonistes ont décidé de sceller leur union différemment, en défiant par ailleurs les limites de l’art, de la biologie, et évidemment du genre. Il n’existe pas pour eux de féminin ou de masculin ; en déconstruisant ces idées trop arrêtées selon eux, Genesis et Lady Jaye arrivent à créer un nouvel être, une personne identique et unie séparée en deux corps de chair. Marie Losier, loin de porter jugement sur ce choix surprenant, laisse Genesis raconter l’évolution de cette transformation, de l’émergence de l’idée à la mise en oeuvre par voie chirurgicale. Celle-ci en revanche fait le choix de ne filmer aucune opération à proprement parler, considérant que cela n’amènerait rien au propos et décidant que les simples mots utilisés par Genesis sont plus forts que l’aspect scientifique et terre-à-terre d’une opération montrée à l’écran.
Nos deux protagonistes soulèvent alors un propos philosophique encore plus fort, à savoir que le corps n’est au final qu’un emprisonnement. Notre identité corporelle ne correspond en rien à ce que nous sommes à l’intérieur, et c’est ce cri de liberté que nous voyons magistralement dans l’une des scènes du documentaire : Genesis et Lady Jaye sont dans une rue et hurlent des phrases révélatrices : « Nous avons le droit absolu d’être ce que nous voulons être ! J’en ai marre qu’on me dise à quoi je suis censé ressembler. Ceci n’est pas mon corps, ceci n’est pas mon nom, ceci n’est pas ma personnalité ! ». Ainsi leur transformation corporelle soulève effectivement l’idée du genre, mais surtout la possibilité de se libérer d’un corps que nous n’avons pas choisi. Cette obsession de la chair revient plusieurs fois dans le documentaire et Marie Losier attache une importance à cette répétition. Elle garde par exemple plusieurs fois le moment où, suite à la mort de Lady Jaye, Genesis affirme qu’elle a « laissé son corps ». Ces mots inhabituels pour décrire un décès sont utilisés plusieurs fois dans la fin du film, soulignant le propos de la non-appartenance à un corps ; et à fortiori le fait que lorsqu’une personne meurt, son physique s’arrête mais l’âme reste entière (Genesis affirme qu’il/elle voit et sent Lady Jaye partout, bien qu’elle ne soit « pas là physiquement » selon ses mots ; c’est d’ailleurs pour cela qu’à sa mort, il/elle n’a pas arrêté les transformations de son corps).
Face à de tels sujets abordés l’on peut se poser la question de comment Marie Losier arrive à faire apparaître son point de vue, tant le risque que ses deux protagonistes principaux, de par leur charisme, puissent écraser la documentariste. Tout d’abord Marie Losier fait un choix radical dans ses images : elle tourne au 16mm et mélange moments réels, reconstruction visuelle de l’enfance de Genesis, et images d’archives. Ce mix de supports a pour effet de donner au film une certaine substance, presque matérielle, ou en tout cas au moins extrêmement vivante. La réalisatrice le dit elle-même : « Le 16 mm, ça a été la première chose que j’ai grattée, touchée, montée, collée, découpée... La méthode même est très physique : la caméra est lourde, on doit se déplacer avec elle sans voir le résultat. L’approche du sujet devient plus intime, plus intense. ». C’est donc bel et bien grâce à l’utilisation de cette caméra que nos deux individus deviennent magnifiques et que les images qui les accompagnent restent gravées par leur beauté esthétique. Effectivement il ne faut pas oublier qu’un film « beau » n’est pas forcément un film à la qualité d’image fantastique et aux plans sur-pensés et surcomposés : bien au contraire Marie Losier choisit de nous montrer la beauté brute, sans artifice. Ce choix lui permet tout d’abord d’être fidèle à nos deux artistes (ayant toujours vécu dans le trash, l’incertain, loin des grands galas mais plutôt proches des salles de concerts punks et sombres), mais également de créer une dimension poétique à leur histoire. Ainsi elle n’hésite pas à entremêler son récit de scènes oniriques, purement visuelles et sonores, où l’on peut admirer par exemple Genesis très maquillé(e), les cheveux au vent, battant lentement des « ailes » sur fond noir. Le film, grâce à ce parti pris esthétique, devient fougueux, intense et semble s’affranchir de toute limite cinématographique (de même que Genesis et Lady Jaye s’affranchissent de toutes limites artistique ou sociétale).
C’est la voix de Genesis qui nous guide pendant tout le documentaire, que ce soit en voix-off ou en in. Marie Losier fait le choix de ne jamais apparaître, que ce soit à l’image ou dans l’espace sonore et donne ainsi de la pertinence à son propos : les personnes qu’elle filme sont si intéressantes et complètes par leur manière de toujours pousser quoi que ce soit à l’extrême qu’elles se suffisent à elles-mêmes. Il aurait donc été déplacé et erroné de rajouter une voix narrative autre que Genesis dans le documentaire, puisque cela aurait créé de la distance entre le spectateur et le film. De plus les mots de l’homme/la femme sont les plus justes que l’on puisse avoir ; personne ne peut parler mieux que lui/elle de cette histoire.
Là où Marie Losier exprime son point de vue tout en rajoutant de la consistance au propos, c’est au montage. Il est important de noter qu’elle a monté elle-même le film, avec l’aide d’un de ses amis (Marc Vives). Libéré de toute contrainte (elle affirme que Genesis n’a jamais demander à voir où en était le montage ; elle lui a seulement montré le résultat final), le film s’approche de la performance visuelle. La réalisatrice créé volontairement un récit déconstruit dans lequel les images ne sont pas dans l’ordre chronologique ; de même pour le témoignage de Genesis qui conduit le film. Nous plongeant dans un mélange d’ambiances qui ne se suivent pas, Marie Losier créé un mix entre un cinéma expérimental et une oeuvre d’art contemporaine que l’on voit parfois dans certains musées (Hamburger Bahnhof à Berlin par exemple). Ainsi l’idée de déconstruction narrative rejoint le propos de déconstruction des genres que soutiennent Genesis et Lady Jaye, ce qui renforce alors encore une fois l’intérêt de cet acte d’amour fou.
La pertinence de Marie Losier dans son traitement cinématographique va plus loin encore : effectivement nous sentons une grande importance attachée à ce que l’identité visuelle du film soit fidèle au principe de « cut-up », évoqué maintes et maintes fois dans le documentaire. Ce concept a été expérimenté par William Burroughs (également mentionné à plusieurs reprises comme source d’inspiration pour nos deux artistes) et consiste à découper en fragments aléatoires un texte original, pour ensuite le recomposer afin de produire un texte nouveau, affranchi de la chronologie. En plus d’être un concept intéressant et novateur sur le papier, le cut-up est également lié à un certain mode de vie et à la philosophie de Burroughs, écrivain appartenant à la Beat Generation. Le choix de Marie Losier de suivre ce principe de cut-up dans le film fonctionne très bien : nous arrivons à suivre l’histoire générale de Genesis et de sa femme, et pourtant nous ne pouvons nous empêcher de ressentir par moment un certain flou, une sensation de perdition. Loin d’être (selon moi) un défaut, cela contribue à la création d’une ambiance unique, loin des normes habituelles, et a pour conséquence de nous faire ressentir des choses plus fortes auxquelles nous ne nous attendons pas (car effectivement déconstruire un film revient à jouer avec l’attente du spectateur : ainsi il ne peut pas deviner ce qui va venir par la suite, il ne peut que se laisser guider dans ce récit désordonné).
Les choix sonores de la réalisatrice suivent également l’envie d’être fidèle à Genesis et Lady Jaye. Ainsi le documentaire est composé d’une bande sonore fantastique avec différentes chansons des groupes dans lesquels ont appartenu Genesis et/ou Lady Jaye (à savoir Psychic TV, Thee Majestic ou encore Throbbing Gristle). Tous ces titres -The final War, New York Story, B.B., The Orchids, Kiss me, etc- nous plongent entièrement dans l’univers de ces deux artistes bouillonnant de créativité. Cela créé alors une atmosphère onirique, presque irréelle tant ces sons proches du rock expérimental semblent loin de ce que l’on a l’habitude d’entendre. Pourtant il ne faut pas oublier que ces musiques existent réellement ; elles possèdent, tout comme Genesis et Lady Jaye, un caractère surréaliste éloigné de la conformité. Marie Losier veut donc nous faire entrer entièrement dans leur univers, ainsi un spectateur non-averti ne sera pas ménagé. Elle souhaite décrire parfaitement et exactement ce qu’est la vie de ces deux amoureux, allant de leur quotidien pur (la scène où Genesis cuisine) à leurs modes de pensée et de création.
Pour ce qui est de la préparation du film nous avons affaire à quelque chose de peu commun dans le milieu du documentaire (notamment si récemment, rappelons que le film est sorti en 2011). L’idée de faire un documentaire sur Genesis et Lady Jaye n’a pas émergé de Marie Losier. Effectivement tout a commencé par une rencontre faite au hasard entre ces trois personnes : Marie Losier était à New York au Knitting Factory, un club spécialisé dans le jazz et la musique expérimentale. C’est là qu’elle découvrit le personnage de Genesis, qui jouait alors sur scène avec son groupe Thee Majesty. Le lendemain, elle se rendit à un vernissage à SoHo et marcha malencontreusement sur le pied de quelqu’un tant il y avait de monde : c’était Genesis. Ils discutèrent alors et les choses s’enchaînèrent vite. Une fois rendue chez eux, à Brooklyn, Lady Jaye dit ces mots : « You’re the one we were waiting for to film us ». Ceci fut le début de sept ans d’amitié et de tournage avec eux. Marie Losier n’a utilisé aucun script de base, elle préférait créer mentalement des tableaux pour ensuite les reproduire à l’instantané sur sa caméra. Ainsi rien n’était écrit, tout était seulement pensé, imaginé, voire parfois fantasmé dans la tête de la réalisatrice. C’est en créant des liens de plus en plus intimes avec eux qu’elle a pu aiguiser son regard et s’adapter au rythme des protagonistes. La préparation de ce film est donc purement mentale et n’a fait qu’évoluer à travers le temps : on peut plutôt affirmer que Marie Losier a dû se préparer à développer son instinct pour ainsi capter de mieux en mieux chacun des moments qu’elle observait. Le documentaire s’est créé au quotidien, sans ligne directrice de base, et a pris forme en fonction des jours de « tournage » (je mets le terme entre guillemets car, en plus de les filmer, Marie Losier était une compagnie amicale pour Genesis et Lady Jaye). Ici il n’y a pas d’équipe technique mais seulement le regard et la présence d’une seule personne ; la réalisatrice.
Le documentaire, à la mort de Lady Jaye, a failli ne pas se faire. Effectivement face à cet évènement soudain et traumatisant (Marie Losier était présente lorsque le corps a été découvert), la réalisatrice a fait le choix de se retirer du projet et de la maison des deux artistes. Ce décès a été brutal et inattendu car Lady Jaye n’avait que 38 ans. Ainsi Marie Losier s’est donc retirée pour laisser Genesis seul et tranquille. C’est alors quelques mois plus tard que Genesis reprend contacte avec Marie, lui demandant de revenir filmer et de terminer le documentaire car c’est ce que Lady Jaye aurait voulu. « Donc nous avons continué, ce qui a été très difficile pendant un moment. Je devais être réalisatrice et l’amie de Genesis à la fois », déclare Marie. Ainsi le contexte de ce documentaire est très particulier : s’étant créé sur un coup de tête, sans préparation au préalable si ce n’est d’apprendre à connaître Genesis et Lady Jaye, le film s’est véritablement construit en post-production, où le montage a duré plusieurs mois selon les propos de la réalisatrice. Le plus grand défi était de trouver un rythme et un fil conducteur au film sans qu’un script n’ait été rédigé.
Pour conclure, The Ballad of Genesis et Lady Jaye est un documentaire renversant les normes cinématographiques. Relatant l’histoire d’amour passionnée entre deux êtres, le film porte un propos philosophique très fort et hurle au spectateur de laisser leur identité éclore. Loin du reportage, Marie Losier créé avant tout une oeuvre d’art déconstruite dans laquelle les thèmes fusent et dont la forme audacieuse soutient judicieusement le propos. La mise en scène expérimentale de Marie Losier, fidèle au cut-up de la Beat Generation, contribue à créé une atmosphère onirique et surréaliste au film qui, de par sa préparation inhabituelle, est un véritable ovni dans le répertoire des documentaires actuels.