L’Histoire, on le sait, s’accélère : alors que le filon des super-héros semble intarissable, l’éternel retour des grandes figures génère un enchaînement de versions, recyclages et reboots qui finissent par donner le vertige – ou la nausée. À coté de la grande figure pop Spiderman, Batman est évidemment l’icone la plus concernée par cette pérennité encombrante, passée par le gothique clinquant de Burton, l’inanité bigarrée de Schumacher, la froide maîtrise de Nolan ou la carrosserie bodybuildée de Snyder.


On n’abandonne pas les Dieux du blockbuster, et il s’agit de trouver un filon supposé renouveler la franchise. Le succès surprise du très noir Joker de Todd Phillips a logiquement donné l’impulsion de cette nouvelle incarnation : plus sombre, plus brutale, désenchantée et dénuée de toute trace d’humour, au diapason de ce titre, The Batman, sempiternelle itération censée revenir à la quintessence du personnage. Matt Reeves, déjà reconnu pour son ambition formelle dans les deux derniers opus de la trilogie de la Planète des Singes, ne ménage pas ici son ambition pour livrer son grand œuvre, et y parvient dans la plupart des domaines.


L’ouverture impose d’emblée un univers entièrement forgé par la direction artistique et la mise en scène : saturée d’ombre, Gotham est une Babel qui convoque, dans son premier quart d’heure, autant le carnaval malade de Blade Runner que la voix off nihiliste d’un Rorschach. Le justicier peut se tapir dans chaque trou d’obscurité, son invisibilité se voulant le reflet d’un monde instable et poreux que la morale et l’espoir ont déserté depuis longtemps.


C’est là la grande réussite du film que d’imposer une superbe proposition esthétique, en adéquation totale avec l’atmosphère qu’elle cherche à construire. On doit à ce titre s’incliner face au superbe travail du directeur de la photographie Greig Fraser. Entre deux opus de Dune pour Denis Villeneuve où il texture à merveille la lumière, la chaleur et le sable, son travail consiste ici à manipuler une matière en tout point antinomique : l’eau, l’obscurité et l’opacité. Le film entier baigne dans une nuit pluvieuse et travaille l’impossibilité de sa faire une image claire de la situation : très souvent en position d’observateurs, voire de voyeurs, les protagonistes luttent pour faire le point. Les longues focales jouent de bascules de point continues, la buée, la pluie et l’obscurité opacifient chaque plan. L’enquête proposée par un psychopathe adepte des énigmes et obsédé par le projet de démasquer la vérité n’en sera donc que plus retorse, convoquant toute la syntaxe du Zodiac et la poisseuse atmosphère d’un Seven, Fincher s’imposant comme une référence incontournable.


L’enfer, pour effrayer, se doit d’être incarné, et le désespoir contamine chaque domaine de l’univers présenté : un monde analogique (voir à ce titre le matériel vintage de Wayne), monochrome, un cadre obstrué où la majorité des personnages se couvre la tête, comme dans cette vision paranoïaque en point de vue interne qui ouvre le film. L’action elle-même, attendue dans un tel blockbuster, prend en charge cette gangue de noirceur, que ce soit dans l’impressionnante course poursuite sur l’autoroute, une fusillade déchirant l’obscurité ou l’apogée qui rappelle les heures sombre de l’Amérique dans une préfiguration inquiétante d’un Capitole où les déçus du système s’activent à le rayer de la carte.


Autant d’indéniables qualités qui réconcilient avec un tel cinéma, encore capable de construire un univers graphique et d’y instiller une véritable atmosphère. Il lui reste néanmoins à le faire vibrer par une narration, et c’est là que le projet tangue. L’ambition visuelle se double d’un projet scénaristique nébuleux qui multiplie les personnages pour faire converger de multiples thématiques : le héros torturé, la vengeance contre la justice, la corruption morale, la politique, l’héritage parental… Les forces se diluent clairement sur des personnages qui peinent à se singulariser, et le scénario s’embourbe dans des fausses pistes et twists qui perdent de vue la tension initiale, le tout pour une enquête d’une étonnante linéarité et au enjeux stériles. Les lourdeurs et répétitions (un enregistrement téléphonique opportun, des dialogues à rallonge dans l’hôpital, une séduction un peu inepte avec Catwoman) abondent un peu honteusement, à croire que l’équipe confond encore naïvement ambition narrative et incapacité à tailler dans le gras par un véritable travail de montage. Pendant une bonne heure, une partie des personnages les plus importants disparaît tout bonnement, et le premier quart d’heure de cette voix off sépulcrale semble appartenir à un autre film, oublié en cours de route. Ces pesanteurs sont d’autant plus regrettables qu’elles semblent surtout dues à un manque de courage : de densifier, et de rester dans la noirceur promise, notamment dans la piste envisagée sur le portrait parental. L’échange final entre Batman et le Riddler atteste en outre d’un véritable talent pour créer un dialogue sur la longueur, la tension et la dissonance : restait à garder ce tempo et cette intensité sur l’ensemble du récit.


Ces regrets formulés, la question est de savoir ce qui restera de cette expérience ; et dans la surenchère aseptisée du blockbuster du XXIème siècle, force est de constater que cette survivance d’un véritable cinéma a la puissance d’un fumigène rouge déchirant la nuit.

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