Edifice en carton
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The Brutalist est le type de film chéri par le monde du cinéma : phénomène de festival, trustant toutes les nominations pour les récompenses annuelles, il a toutes les caractéristiques de l’événement qui fera vibrer la presse, et, espère-t-on, les spectateurs dans les salles. Par sa durée hors-norme (3h35), son format (Vista Vision argentique), sa diffusion avec un entracte et son parcours en marge des stratégies moribondes d’Hollywood, il alimente à lui seul tous les commentaires possibles et un storytelling vivifiant, en ce qu’il nous convainc que le cinéma n’est toujours pas mort.
Brady Corbet, qui s’était jusqu’alors essayé à la réalisation dans des films à la diffusion confidentielle, y poursuit néanmoins des thématiques obsessionnelles, où l’individu, marqué par l’Histoire, (un enfant lors de la première guerre mondiale finissante dans L’Enfance d’un chef, une lycéenne dans une tuerie de masse dans Vox Lux), porte en lui un trauma aux influences vénéneuses et créatrices.
The Brutalist déploie cette trame sur la durée (30 ans) et dans l’espace, interrogeant le parcours d’un immigré juif hongrois rescapé des camps, et tentant l’aventure américaine sur la terre des opportunités.
L’intense ouverture donne le ton par l’immersion au sein d’un magma difficilement lisible dont s’extirpe un individu, au cours d’un plan séquence qui prend la forme d’une véritable naissance, un parcours vers la lumière ponctué d’une voix off racontant les horreurs de l’Europe en cendres, avant que n’émerge la possibilité d’un salut à travers la figure de la statue de la liberté. Chez Kafka, dans Le Disparu, elle portait un glaive : ici, l’image est renversée. L’idéalisme ne sera évidemment pas de mise.
Cette façon de superposer les éléments (trajectoire de László, voix off par la lettre de l’épouse absente) va infuser tout le traitement d’un film à la narration ample et arythmique, convoquant régulièrement des bruits parasites (musique, actualités radiophonique, dialogues pas toujours synchronisés sur les visages à l’écran), alternant entre les sommaires propres à la saga, ou au contraire la dilatation du temps réel dans d’intenses scènes de dialogues. Cette narration, brillamment maîtrisée, justifie une durée qui ne semble pas excessive, et gère avec brio des ellipses violentes, que ce soit sur un passé qui se dissémine par touches (la profession de László, celle d’Erzsébet, l’expérience des camps) ou le sort de certains protagonistes : une façon de reproduire les béances de l’Histoire au sein du récit, en somme.
Car l’enjeu principal consiste à restituer le chaos d’un trauma, et la reconstruction contrariée d’un créateur. En s’intéressant avant tout à l’arrivée en Amérique, Corbet (associé à son épouse Mona Fastvold, coscénariste) oppose deux univers et s’interroge sur le statut d’un nouveau monde incapable de vraiment comprendre ce que le vieux continent vient de traverser. L’Amérique a fait des affaires (Harrisson s’est enrichi grâce à la guerre) et continue ce combat, le capitalisme étant la nouvelle forme d’oppression que devra combattre László. Toute la première partie, montrant l’assimilation du cousin par effacement identitaire, installe les fondations d’un récit où la mémoire et l’Histoire doivent se tenir à distance dans le grand show amnésique de la loi du marché, où la guerre se résumerait à quelques anecdotes entre deux coupes de champagne. Le formidable duo composé par Adrian Brody et Guy Pearce poursuit les grandes relations vénéneuses qu’on avait pu voir dans There Will Be Blood ou Foxcatcher : entre emprise et influence, jalousie et vampirisation, le portrait sans fard d’un pays où le seul idéal de richesse engendre des monstres. Harisson, dans des scènes saisissantes, ne cache pas sa fascination pour un créateur à qui il ne peut s’empêcher, à intervalle régulier, de rappeler qu’il reste à son service, et qu’il ne sera jamais qu’un étranger.
Le film n’est pas exempt de quelques défauts, sacrifiant par instant à des scènes éculées (la rage de László brisant tout dans son atelier), des symboles surchargés sur les traumas (un drogué, une paralytique, une mutique) ou des évolutions excessives (la scène dans la carrière, surgie un peu de nulle part). On comprend bien l’idée consistant à distiller, dans toutes les strates du récit, cette violence consubstantielle au monde des hommes qui, fanatisés par une idéologie ou le culte de la réussite, souillent tout ce qui les entoure. Mais Corbet a tendance à vouloir tout expliquer, en témoigne cet épilogue didactique, où le titre de l’exposition (Presence of the past) et l’analyse du bâtiment dessiné par László réduisent les enjeux à un commentaire presque simpliste, dans lequel Corbet dessine aussi un autoportrait du cinéaste habité par un projet hors norme, seul contre tous les financiers cyniques et incrédules.
Cette limite de l’écriture reste ténue, et montre surtout à quel point le réalisateur aurait dû faire confiance à tout ce qui se jouait à l’image et au montage. Car la force fascinante du film reste intacte, en dépit de ces scories d’écriture. Dans Vox Lux, Corbet filmait déjà les bâtiments new-yorkais avec une obsession presque inquiète. Ce regard sur la masse se développe largement dans The Brutalist, qui s’intéresse donc à une architecture jugée dégénérée par les nazis, et que László va exporter en Amérique. Son projet phare, associé au mécène toxique Harrison, naît littéralement sous les yeux, et permet au film une gradation constante, des promesses d’une maquette aux fondations boueuses, de l’érection de piliers de bétons à une course cauchemardesque et labyrinthique dans la nuit. Les images les plus marquantes du film, en contrepoint des visages ravagés par des passions contradictoires, sont celle de la matière : la boue, permanente, la grisaille brute du béton, et les formidables plans de la carrière de Carrare, montagne suppliciée dont on extrait la promesse d’une beauté éternelle polie par l’homme. Associé à la musique organique de Daniel Blumberg, le récit trouve ici son point d’orgue, et élève encore les thématiques qu’il tentait d’expliciter dans ses dialogues : la vue, en contre plongée d’une colonne de béton guidant le regard vers le ciel (citation consciente ou non, de l’incroyable œuvre architecturale de Daniel Libeskind pour le musée juif de Berlin), n’est pas un discours, mais une expérience profonde, qui transcende le temps et l’espace, et nous murmure que le cinéma n’est toujours pas mort.
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