Cette critique contient des spoilers.
I found this conversation persuasive and intellectually stimulating - Harrison Lee Van Buren
Cette phrase, prononcée par Harrison Lee Van Buren, résume à elle seule toute l’essence du film.
Un grand film sur l'après-Shoah et le rêve américain, The Brutalist est une fresque poignante sur la vie d'après et l'impossible oubli. Réalisé avec une ambition rare par Brady Corbet, ce film explore la reconstruction d'un homme et de sa famille dans l'Amérique d'après-guerre.
Adrien Brody livre une performance magistrale et habitée en incarnant László Tóth, survivant hongrois-juif de Buchenwald, qui émigre aux États-Unis pour rejoindre son cousin à Philadelphie dans l'espoir de reprendre sa vie.
Dès l’ouverture, le ton est donné : la statue de la Liberté… à l’envers. Une image marquante qui renverse d’emblée le mythe américain, comme un présage du destin brisé qui attend le personnage. Le film dépeint avec une précision glaçante la condition des Juifs dans l'après-guerre immédiat : mépris, exploitation, exclusion et antisémitisme normalisé.
László s'accroche à l'architecture comme à une ultime bouée de sauvetage, mais voit son rêve américain s'effriter face à une société qui ne le tolère que tant qu'il lui est utile.
À l'image de sa relation toxique avec la famille Van Buren qui n'est que l'incarnation du rapport de domination qui gangrène cette société capitaliste. Harrison Lee Van Buren interprété avec brio par Guy Pearce, qui, sous des airs de riche bienfaiteur, manipule, isole et détruit peu à peu son "protégé de génie".
Quand sa femme Erzsébet incarnée par l'excellente Felicity Jones, et sa nièce Zsófia rejoignent enfin László, une dynamique nouvelle s’installe. Mais László, rongé par son passé et par la folie de son art, sombre dans une spirale autodestructrice. Devenu toxicomane pour supporter la douleur de son passé et les humiliations qu'il endure, il sombre dans une dépendance qui devient à la fois sa malédiction et son refuge. La scène où, pour soulager les douleurs nocturnes de sa femme, il lui administre une dose d’héroïne qui manque de la tuer, est glaçante : un instant de bascule où le personnage laisse place à quelqu’un d’autre, un être consumé par sa propre descente aux enfers.
La photographie du film de Lol Crawley sublime cette fresque tragique, capturant avec subtilité l'Amérique de l'époque, la brutalité de l'après-guerre et la fragilité de ceux qui tentent de se reconstruire. Certains plans restent gravés en tête, comme autant de tableaux hantés.
Pendant 3h30, l'œuvre captive et laisse une empreinte indélébile. Le rythme, la mise en scène, les dialogues et l'écriture d'un scénario ciselé font de chaque scène un moment essentiel, porteur d'une vérité douloureuse mais nécessaire.
La descente aux enfers de László culmine dans une séquence bouleversante : le viol qu’il subit des mains de Van Buren. Un acte de domination ultime qui précipite un basculement.
Dans l’un des moments les plus forts du film, Erzsébet, qui retrouve symboliquement l'usage de ses jambes, confronte Harrison dans sa propriété pour faire éclater la vérité. Puis survient une ellipse qui laisse supposer son suicide, un dernier acte de lâcheté qui rappelle la fin de Once Upon a Time in America avec le destin funeste de Max. Un dernier acte de lâcheté et de honte pour cet homme qui se croyait intouchable.
Autre moment glaçant mais qui témoigne de la mise en scène de Corbet : une scène en apparence anodine où Zsófia, en maillot de bain, est rejointe par Harrison Lee Van Buren au bord d’un étang. Lorsqu’elle revient au pique-nique, elle est couverte d’une robe rouge.
Un simple détail de costume qui, sans un mot, laisse deviner l’indicible. Tout dans The Brutalist repose sur ces non-dits, sur cette violence sourde qui gangrène les personnages.
Cette scène, loin d'être anodine, illustre la violence systémique subie par ceux qui ne trouvent jamais leur place. Le film démontre avec puissance comment le traumatisme de la Shoah ne s'arrête pas avec la fin de la guerre, et en quittant l'Europe, mais se perpétue sous d'autres formes, dans d'autres territoires. Les personnages sont marqués à vie : László, hanté, souffre de troubles sexuels, Erzsébet a perdu l'usage de ses jambes, et Zsófia est mutique jusqu'à l'annonce de son Alyah pour Israël, la seule terre qui, à ses yeux, puisse encore accueillir les siens, à l'aube de la naissance de son premier enfant.
Le scénario est d'une intelligence rare, jouant sur des dialogues subtils qui laissent entrevoir les blessures des personnages. Chaque réplique semble pesée, chaque échange est porteur d'un poids historique et émotionnel profond. Les interactions entre László et Harrison sont fascinantes : à l'image d'une lutte silencieuse entre dominé et dominant, entre survie et pouvoir, entre mémoire et mépris.
Le film se referme sur une note amère mais essentielle : au crépuscule de sa vie, László est enfin célébré à la Biennale d'architecture de Venise. Son chef-d'œuvre, un centre communautaire, est révélé comme une réplique des camps de concentration qui l'ont détruit. Comme si, malgré l’exil, malgré le temps, son passé continuait de hanter chaque pierre qu’il posait. Un acte de mémoire, de résilience, mais aussi de folie. Car au final, comme il le dit lui-même : après les guerres, seuls les monuments restent.
The Brutalist est une œuvre brute, sans concession. Un film qui interroge, qui trouble, et qui met en lumière cette violence invisible qui ronge les âmes. Une expérience de cinéma inoubliable.